Alain Harly Séminaire "Les aléas de la jouissance" Séance
XV du 17 Novembre 2021
Le projet de ce séminaire est de définir
« Le champ de la jouissance »
. C’est ainsi que Lacan avait suggéré de renommer l’invention
freudienne. Comment allons-nous procéder ?
En prenant un appui majeur sur les élaborations de Lacan et de ses
élèves. Ce qui nous a conduit à les visiter et à les discuter. En se
laissant enseigner par la clinique, bien sûr celle de la cure
psychanalytique, mais aussi des pratiques qui s’inspirent de la
psychanalyse. Et au-delà de se saisir des questions qui nous viennent
d’autres domaines comme la médecine, la sociologie, la mystique, l’art,
la philosophie, etc.
L’ hypothèse d’un sujet de l’inconscient , devrait nous permettre de ne
pas rester enfermés dans un lieu clos, dans un entre-nous, mais de
passer les frontières, et qui sait parfois même de traverser les murs.
En reprenant le contenu de la séance d’octobre, j’ai été frappé par la
place et la fonction de l’écriture qui s’est imposée dans le propos et
en quoi une écriture nécessite une surface, ordinairement un plan, qui
est limité; ce plan d’inscription on peut le remarquer facilement
implique un espace, implique une topologie, ne serait-ce parce ce plan
d’inscription, que ce soit une feuille de papier, un tableau, une
muraille, cela vient faire limite dans l’espace avoisinant , cela vient
opérer une découpe. Il nous vient ici cette question : la surface
d’inscription dorénavant est celle imposée par la virtualité des
machines informatiques ; peut-on dire alors qu’une limitation est
maintenue ou pas ?
Sur le tableau noir, Lacan va écrire ses formalisations , il use de
lettres , de symboles mathématiques. Il y a une écriture où se
précipite le propos tenu, ce qui vient conceptualiser toute une prise
en compte de la logique du discours, conséquence de cette hypothèse
d’un sujet de l’inconscient.
Cette écriture était destinée à son auditoire, à ses élèves. Elle était
articulée à une parole, à un espace de parole, à un discours depuis
longtemps tenu, à une recherche sur la vérité du sujet de l’inconscient.
Je m’étais laissé aller à dire comment en marchant dans la ville
j’avais été interpelé par un tag. Avec le tag ou le graff, c’est une
autre surface d’inscription qui est en jeu. C’est un mur, situé dans un
lieu de passage, un peu à l’écart cependant, mais dans la cité
assurément, et participant de fait au lien social.
Doc n° 1 : Photo d’un tag et d’un slogan dans un escalier urbain à
Poitiers. Extrait du séminaire précédant : « J’éprouve rarement de la
sympathie
pour ce type d’expression dont la réalisation picturale me semble le
plus souvent médiocre ; Bien sûr il y a des exceptions […]…Ce tag
n’était pas hideux et pourtant ce n’est qu’après de nombreux passages
qu’enfin j’ai pu le lire. Car il s’agissait bien explicitement d’une
écriture qui emprunte à un style bien connu en la matière. Des lettres
identifiables dans notre alphabet, les caractères étant grandement
élargis dans le trait, et vivement colorés. En quelques sortes c’est
assez proche du style des enseignes publicitaires. Et j’ai pu y
reconnaitre un J, un U, et un I, ce qui pouvait se lire comme « JUI ».
Qu’importe ait pu être l’intention du graffeur, la lecture qui m’est
venue est de lire « jouis ». En écrivant ce mot j’y ajoute un « s »,
car ce qui s’est imposé pour moi c’est d’y lire une injonction à la
jouissance. Ce n’était pas d’ailleurs sans me rappeler les mots d’ordre
de mai 68 : « Jouir sans entrave » que l’on voyait fleurir sur les murs.
Ce qui m’a frappé aussi dans ce « JU…I » , c’est l’élision du O , la
modulation du « OU » ne pouvait y être articulé, le mot s’en trouvait
donc condensé, retracté, réduit. Ce qui le rend d’ailleurs bien plus
efficace dans son injonction. Nous avions donc côte à côte d’une part
cette assertion péremptoire « la consommation endort la revendication »
et de l’ autre cette injonction à jouir. Ces deux mots d’ordre n’ont
peut-être pas le même auteur, mais ils relèvent d’une même culture
urbaine, d’une culture de la rue comme on dit, d’une même sensibilité .
Il me venait alors que cette critique politique du consumérisme propre
à notre société , que cette écriture pouvait laisser entendre dans son
fonctionnement inconscient une proximité voire une identité avec ce que
nous ordonne la société de consommation. Je pourrai d’ailleurs émettre
sinon un doute sur l’endormissement du consommateur, car on pourrait
tout aussi bien déclarer que la consommation stimule la consommation,
encore et encore. Il n'est pas rare que la revendication soit de
demander à consommer plus, à jouir plus en quelque sorte. Le tag « JUI
» viendrait alors dire la vérité de ce discours. Il y a bien évidement
des revendications qui sont nécessaires , mais la question se pose de
savoir en quoi les mouvements revendicatifs ne viennent pas eux-mêmes
alimenter une injonction à jouir. »
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Nous avons donc deux plans d’inscription qui se sont invités dans notre
séminaire : D’une part le tableau noir de Lacan et de l’ autre le mur
urbain et son graffeur anonyme. A noter aussi deux adresses bien
différentes : l’auditoire du séminaire de Lacan d’un côté, et les
passants de l’ autre.
On pourrait sans doute à partir de là considérer deux espaces :
- L’espace structuré par le discours analytique et qui se légitime de
l’hypothèse d’un sujet de l’ inconscient.
- L’espace où se tient le discours de la cité, ce qui l’organise, en
d’autres termes , le discours qui ordonne cet espace politique, et
aussi ce qui objecte à sa maitrise.
Alors nous allons nous arrêter de nouveau sur cette objection en quoi
consiste cette production de graffiti, de tag, de graff et autres qui
envahissent les murs de nos villes depuis les années 65-70.
-I-
Quel message ?
Il y a tout d’abord cet aspect , celle de l’énigme . On est devant une
inscription , mais le sens nous échappe. On ne sait pas la déchiffrer,
on ne sait pas la lire, nous sommes affligés par une sévère dyslexie.
A moins d’être soi-même initié, d’être soit même un tagueur ou un
graffeur, et d’appartenir à ces groupes qui se forment en vue de cette
pratique. Groupes qui peuvent varier dans leur composition, qui peuvent
être rivaux et d’occuper des zones plus ou moins délimitées dans la
ville. Zones qui sont aussi les lieux de divers trafics, de drogue en
particulier, ce qui se fait selon une chaine de distribution organisé
par quelques mafias.
Avec ses écritures énigmatiques, on peut avoir la notion de
babélisation, voire une dislocation du lien social. On pourrait
m’opposer que les graffitis existent depuis l’ antiquité, et peut être
même depuis la préhistoire estiment certains. A Pompéi par exemple on
retrouve des messages gravés dans la pierre qui disent un événement,
une dénonciation, voire une menace . On peut lire ceci à l’accent bien
moderne : « Restitulus a souvent trompé bien des filles » . Et aussi :
« Va te faire crucifier » . Ces inscriptions publiques avaient déjà une
modalité transgressive. Contrairement aux inscriptions sur les stèles
mortuaires qui elles commémorent celui ou celle qui a été.
Doc n° 2: Un tag à Pompéi.
Les anthropologues datent l’entrée dans l’ humanisation quand dans les
temps préhistoriques on déposait des marques d’ocre autour du cadavre.
On peut dire aussi que c’est là tout aussi bien la naissance du
signifiant. Ces traits, ces traces d’ocre ou bien ces pierres
spécialement aménagées viennent cerner ce qui fut, celui qui aura été ;
cela vient le représenter.
Si les graffitis anciens des temps historiques étaient gravés, leur
réalisation nécessitait du temps, mais aussi se projetaient dans la
durée. Le graffiti moderne lui exige de la vitesse : le feutre dépose
son signe à toute vitesse et sa durée est réduite. Il faut quelques
seconde pour un tag, quelques minutes pour un pochoir, bien plus
longtemps pout un graff , ce qui demande des lieux d’inscription
différents.
Un aspect essentiel pour notre propos, c’est que ce soit un acte
délinquant, illégal, cela fait partie de son essence , de sa raison
d’être , et cela pourra être entendu dans certains témoignages de
tagueur, de la jouissance ainsi retirée. Quand ce sont des espaces
autorisés à ce type d’expression, le graffeur estime que c’est beaucoup
moins jouissif.
Même si on ne sait pas le lire , le tag vient faire signe d’une
présence, d’un message qui garde son secret , tout en signalant un
malaise, une annonce, une déclaration plus ou moins haineuse appelant à
la rébellion.
Parfois des bandes rivales s’affrontent. Il est dit qu’elles se «
toyent » dans des combats nocturnes où il s’agit de recouvrir la
production de l’ autre bande. Les slogans de mai 68 étaient subversifs
par leur contenu, par leurs propositions transgressives, mais ils
étaient discursifs, ce n’était par une langue « autre », ils
s’articulaient dans la langue , une langue inventive, poétique parfois
: « Dessous les pavés, c’est la plage » ; « Soyez réaliste demande
l’impossible » ; « Je n’aime pas écrire sur les murs »
C’est rarement que nous apercevons ce type de discursivité dans les
tags actuels où il apparait plutôt que c’est le langage lui-même qui
est attaqué. Il semble en effet essentiel qu’il ne soit pas évident,
qu’il ne soit pas dans la lisibilité ; seuls les initiés peuvent les
déchiffrer, les lire, les reconnaitre.
Les non-initiés comme moi-même ne sont pas dans la mesure de les lire,
même s’ils perçoivent l’intention d’un signe, d’un signe qui dédaigne
de faire lien social mais sur le mode d’une différenciation de type
ségrégatif : il y a un nous, un « entre-nous » et toi qui regarde, tu
es l’ autre. Pour l’ autre, pour le passant, il reçoit juste quelque
chose comme « on est là », on est là au bord de la ville, au bord du
monde.
J’ai cherché à me renseigner , à dépasser quelque peu mon ignorance, en
commençant par glaner un vocabulaire élémentaire.
Alors le tag c’est la marque toute simple, le trait jeté sur un support
, un marqueur suffit comme outil scripteur ; c’est une sorte de
signature qui vient faire signe à des semblables, aux tagueurs de la
même zone. C’est un signe de reconnaissance qui représente quelqu’un ,
mais cela doit rester dans un circuit fermé, dans le même clan, dans la
même tribu.
Doc n° 3 : Exemple de Tag
Le graff, c’est plus important, c’est un tag agrandi, enrichi, coloré,
élaboré, . C’est un dessin mais qui garde cependant une dimension
d’écriture. Cela demande davantage de matériel , des bombes aérosols
afin de projeter de la peinture.
Doc n° 4 : Exemple de graff .
Le pochoir : la technique consiste à découper une forme , une
silhouette, parfois un court texte, dans un carton rigide. Il est
appliquée sur une surface adéquate et la peinture est alors projetée
dans cette trouée. Le dessin s’en trouve généralement identifiable plus
aisément. Le message est plus explicite.
Doc n°5 : Exemple de pochoir
Ce qui peut surprendre dans ces expressions dont la portée subversive
est évidente, c’est la toute aussi évidente standardisation. Comme pour
les produits industrialisés nous y retrouvons des normes de fabrication
, des formes itératives. S’il y a bien sûr des styles, des époques, des
régionalismes, on peut être interrogé par cette reproduction du même,
cette copie qui n’en finit pas, cette réduplication encore et
encore…qui nous entraine dans un vertige. Avec le pochoir, l’entreprise
prend nettement des allures industrielles, c’est de la mêmeté qui vise
à l’expansion, au recouvrement, à une signalétique totalisante de la
cité.
On pourrait alors se demander si le taggeur n’est pas un prolétaire
forcené, toujours au boulot, plutôt de nuit, toujours aux aguets,
toujours prêt à dégainer son marqueur, ou sa bombe, il parcourt sans
cesse les trottoirs , les recoins, les lieux propices. Il est pris dans
une servitude sans merci. Il est comme soumis à un impératif, soit
d’écrire sans cesse dans une écriture énigmatique que « ça ne va pas ».
Son salaire est le salaire de la peur. Et de toute évidence bien
au-delà. C’est la montée d’adrénaline avoue ceux qui veulent bien en
témoigner. En d’autres termes, plus précis, son salaire c’est la
jouissance . Cela m’a ramené à l’écriture de Lacan quand il identifie
dans le discours du Maître la place du S2 , de l’esclave comme étant
celle de la jouissance. Le tagueur viendrait il témoigner de cette
vérité-là ?
Doc n° 6 : le Discours du Maître.
Un dernier point dans ces généralités sur les lieux qui sont concernés
par ces productions , par l’espace social qui se trouve ainsi affecté,
marqué, parfois même maculé. Un graffiti dans une ville de province
disait bien cela et en assumait la profanation : « Je vous salis ma
rue. »
Il est certain que nous n’apprécions pas d’ordinaire jusqu’à quel point
notre espace social est saturé de signes, de signaux , de signifiants
et ceci bien au-delà de la signalétique routière. Nous n’en prenons pas
la mesure car cela constitue notre habitus, notre heim. Alors cette
irruption du graffiti vient modifier notre espace social contemporain ,
il s’en trouve resignalisé.
Doc n°7 : Un espace tout spécialement resignalisé dans une ville
américaine.
Si ce sont les lieux de passages qui sont investis , parfois des lieux
plus discrets, voire des friches urbaines, mais il reste que ce sont
les bords des grandes voies de circulation qui sont privilégiés : voie
rapide , ligne de chemin de fer, métro urbain. L’aspiration
fondamentale , c’est d’être au bord des grands flux humains, juste en
littoral des circulations qui caractérisent dorénavant la vie sociale
contemporaine. Alors ces productions énigmatiques, que viendraient-elle
nous dire sur cette agitation ?
-II-
Un cas clinique
Ce détournement vers le tag , a fait surgir pour moi le souvenir d’un
jeune homme que j’avais rencontré lors d’une présentation clinique et
par chance j’ai retrouvé la transcription de l’ entretien.
Bien des sociologues, des psychologues, des sémioticiens se sont
penchés sur cette question ; il est important pour eux , du point de
vue de la méthode, d’avoir une cohorte suffisante d’observations pour
en tirer des conclusions. Notre méthode n’est pas la même car nous
soutenons l’idée que c’est aussi par la singularité d’une vérité
subjective que peut se dégager un savoir sur le discours social.
Doc n° 8: Graffeur en action.
J’avais donc écouté ce garçon durant un long entretien , il était alors
hospitalisé en hôpital psychiatrique. Je vais seulement en extraire des
éléments qui pourraient nous éclairer sur cette pratique contemporaine
du graffiti.
« Je suis Monsieur X… et d’épeler son patronyme ; il s’arrête alors sur
la lettre « N » qu’il contient, et souligne que cela peut s’entendre
comme « haine », comme la haine ; et d’associer sur son prénom dont le
choix par ses parents est lié à celui d’un surfeur, mort parait-il dans
la pratique de sa passion.
Ce prénom il le triture et me fait remarquer qu’ « Arnold » cela peut
faire Ar No, et à l’envers et en anglais cela donne « no art » mais
aussi bien « no war ». Et de poursuivre : « le graffiti n’est pas un
art ; c’est pas reconnu comme art. »
Voilà donc comment s’engage l’entretien avec ce jeune homme âgé de 27
ans ; il a été hospitalisé plusieurs fois ces dernières années. De
qu’elle reconnaissance nous parle t’il là ? La première hospitalisation
a eu lieu quand il avait 22 ans . Une deuxième à 23 ans. Et d’autres
fois encore. A chaque fois c’est pour des épisodes délirants.
Juste quelques mots sur son histoire. Le couple parental s’est séparé
alors qu’il était âgé d’un an et demi. La garde fut confiée à la mère.
Le père est parti vivre au loin, il n’aurait pas utilisé son droit de
visite durant sa petite enfance. Quelques rencontres, en fait une fois
par an, ont eu lieu après ses 15 ans. Bref ce fut un père spécialement
absent dans sa vie d’enfant. Il est décrit comme volage, alcoolique ;
il aurait fait de la prison pour des raisons qu’il ignore, mais il
avance l’ hypothèse que ce pourrait être pour non-paiement de la
pension alimentaire (!), détournement de fond, et peut être des
violences. Pour l’essentiel, ce père est pour lui une énigme.
Quant à la mère , elle est décrite comme dépressive, suicidaire, ayant
fait de nombreux séjours en psychiatrie, et volage : « les hommes
défilent » nous dit-il . Après le départ de sa sœur ainée alors qu’il a
9 ans, sa mère lui déclare « C’est toi l’ homme de la maison » ; La
suggestion incestuelle n’est pas relevée par Arnold, mais cela peut
tout de même s’entendre.
De la petite enfance il apporte peu de chose : rien sur sa scolarité,
sa fréquentation du skate parc, ses copains. Plus tard il engera une
formation professionnelle dans le commercial , mais il n’ira pas au
bout. A t-il eu des emplois par la suite ? Il n’en dit rien. Il est
bientôt mis sous tutelle.
Il s’adonne depuis l’adolescence à la drogue -essentiellement du
cannabis semble-t-il- , il pratique le rap et les graffitis ( tag et
graff) dans la ville de moyenne importance où il habite. Il se présente
comme quelqu’un qui est immergé dans la culture Hip-Hop. Il cherche
manifestement à me faire entendre qu’il en a bien intégré tout le
lexique. Quand je le rencontre, il a déjà une longue carrière de
graffeur à son actif. Il pratique seul ou en groupe. Il a aussi une
fonction d’initiateur auprès des plus jeunes.
Il va pouvoir m’expliquer avec facilité comment les choses se passent
techniquement et ce que cela engage pour lui. Sa pratique relève d’une
part du « légal » comme il dit , c’est-à-dire qu’elle se déploie dans
des lieux autorisés, et aussi de l’ « illégal » , avec une dimension
transgressive tout à fait assumée, et dont il ne cache pas la
jouissance qu’il en retire.
Pratiquement il commence par faire « un sketch » , c’est à dire une
étude préalable sur une feuille de papier. Il part de traits qui vont
dans tous les sens , ou parfois d’un mot écrit, et ensuite cela
s’élabore. Ce qui revient à faire des formes dessinées, colorées plus
ou moins complexes. « Pis…je vais sur un mur » .
Le tag, c’est le plus simple et le plus rapide m’explique t’il, en fait
c’est une signature , c’est le blaze.
Son blaze , c’est Abel, sans e précise t-il , car sinon il serait une
meuf. Il tient donc à une nomination qui soit genrée. Il m’indique
aussi que Abel cela peut s’entendre en anglais , « pour que tout le
monde comprenne ». Ce blaze , c’est lui-même qui l’ a trouvé. Comme
pour les pseudos, c’est donc une auto-nomination, c’est aussi un
camouflage afin de ne pas se faire repérer par la police.
Il parcourt donc la ville pour l’ écrire sur les murs, sur les camions,
sur les trains. Mais plus rarement sur les maisons particulières. Il m’
annonce non sans malice : « Je pense pas que j’irai attaquer votre
maison » . Est-ce pour me rassurer ? Enfin c’est dit…
Il souligne le côté éphémère du graphe. S’il est effacé pars les
services de nettoyage de la municipalité c’est très mal supporté ou
pire , s’il a été « repassé » par un groupe rival, c’est-à-dire
recouvert, alors « on a la haine ».
Doc n° 9 : Exemple d’un tag « repassé ».
Bien sûr Il a eu quelques ennuis avec la police , ses graffitis étaient
alors spécialement dirigés contre eux. Alors, si j’ai bien compris, il
est passé à tout un système de messages codés. Comme ALK : ce qui veut
dire « Apelle les keufs »
Et puis toute une série à partir de Tax, qui se décline en Tax one, Tax
too, Tax three. Il est spécialement content de ce « Tax three » qui
pourrait s’entendre me fait-il remarquer comme « Taxe free » ; soit une
taxe libre, une taxe gratuite. Il trouve cette invention géniale.
Est-ce à dire qu’avec cet oxymore, cela viendrait revendiquer que la
dette soit annulée ? Il y a en tout cas chez lui tout un ludisme avec
les mots, avec la lettre. Il admet qu’il y a de l’ amusement dans ce
jeu de lettre qui tente d’attaquer l’ordre social, mais il me précise
que c’est en fait de la dérision, voire de l’auto-dérision. Et qu’en
fait dans ces passages-à-l’acte , il est submergé : « c’est comme un
tsunami ! ».
Lors de la première bouffée délirante, il a 22 ans, il est persécuté,
il se sent en danger, il se barricade dans son appartement , et l’idée
lui est venue que son père était à la tête d’une mafia hip-hop avec
graffiti, rap, blackdance, djing. Mais cette mafia est pacifiste et
veut lui apporter une aide.
Et depuis il ne peut pas de dégager de cette idée. Il ne peut pas
envisager que ce ne soit pas possible. Il y a donc d’un côté des
présences menaçantes et de l’ autre l’idée d’une mafia bénéfique
dirigée par son père.
Cette conviction est bien installée. Elle se propage et fait naitre des
éléments annexes. Ainsi alors qu’il venait d’acheter un portable de la
marque Z , il a aussitôt pensé, ou plutôt une pensée s’est imposée à
lui que son père avait investi dans cette firme de renommée
internationale. Il laisse entendre que des messages personnels
pouvaient ainsi lui être adressés. Ou encore alors qu’il écoute du rap,
il comprend que son père a des contacts avec tel star du rap. Il n’est
pas exclu qu’il entende aussi de tels messages quand il écoute du rap.
Durant ce qu’il appelle ses bouffée délirantes , les phrases défilent
sans cesse, les mots se disloquent, se défont et lui révèlent de
nouvelles significations. Ainsi une marque commerciale sur un sac «
Paréo », se retourne et devient « Oh Eh Rap ».
Tout cela , toutes ces manifestations, toute ses phrases qui défilent,
lui font signe à lui, et lui confirme que la mafia hip-hop de son père
allait le sauver, le sauver d’une menace mortelle. Mais celle-ci reste
active, et le tourmente.
Lors d’un épisode , il donnait beaucoup dans le rap à cette époque, un
seul blaze ne suffisait plus, et il s’est imposé d’en prendre
plusieurs, comme D…, B…, et même T… qui va alors se démultiplier en une
série numérotée , T… 1, T… 2, T… 3, T…4, et ainsi de suite dans une
suite sans fin.
On entend donc comment avec cette fluidité exceptionnelle de la
nomination, elle se met à proliférer à l’infini et que c’est ainsi sa
propre identification qui pourrait ainsi se défaire et l’aspirer vers
une dépersonnalisation complète.
Cependant il y a comme un contre-point à ce défilement c’est son prénom
disons officiel : Arnold, mais qui va s’agglutiner à une
méta-nomination qui ne sera pas un pseudo, mais pourrait le signifier
dans son être sur le mode d’une holophrase : « Arnold-c’est-le-poète »
. C’est manifestement une tentative d’arrêter ce défilement métonymique
infini de la nomination, en faisant appel à son prénom, soit à une
inscription symbolique.
Il a bien voulu répondre à ma demande de nous dire une de ses créations
; voilà ce que cela donne :
J’suis drogué au bédo, mon père est alcoolo, ma mère est suicidaire.
J’ai plein de rêves qui se réaliseront jamais
J’suis en France depuis mon enfance,
C’est vrai que j’aurais préféré être né sous les cocotiers
Avec la mer à mes pieds
Putain c’aurait été le pied
Mais bon j’ai grandi dans cette ce-fran,
Où quand t’es différent
T’acceptes de voir les gens pour ton argent
J’suis pas croyant même si je vis bizarrement
Comparé à toi maman et bien, je vais bien
Car sans moral
Suivre la vie de quelqu’un [ c’est ]trop banal
J’ai vu de la pauvreté, c’est vrai
C’est pas dans un pays pauvre mais en France
Avec les impôts, ton loyer l’assurance, tu vis sous le seuil de pauvreté
J’suis dégoûté de voir les hommes s’embrouiller
Même pas pour des billets mais juste pour délirer
Franchement, les gars arrêtez, on va s’entraider
Quitte à former une armée anti-pédophilie ou (se retrouver ?) tous
nazis.
Je me suis contenté de lui dire que je trouvais cela bien écrit.
La bedo, le schit, il a commencé à 15 ans. Ecrire du rap, ça se fait
tout seul, le shit ne lui apporte rien. Mais en revanche pour le graff,
il estime que ça le rend plus créatif.
L’entretien se terminera sur l’intérêt pour lui de ses hospitalisations
: « ça me requinque car je peux parler avec quelqu’un qui s’y connait,
au lieu de parler à ma mère qui n’y connait rien ! »
Un peu avant dans l’entretien il avait aussi indiqué qu’actuellement,
au lieu de sortir systématiquement sa bombe ou son feutre, il procédait
autrement : « J’écris surtout sur la poussière en fait, la poussière
des portes, des camions, des voitures…j’écris au doigt en fait…c’est
éphémère. »
-III-
Graffiti et jouissance Autre.
Voilà donc une évocation cursive de ce long et unique entretien, j’ai
surtout retenu ici les points, les traits, les signifiants qui m’ont
semblé les plus significatifs de la configuration subjective de ce
jeune homme.
Tout le monde aura pu entendre dans la singularité du propos, l’effort
sensible de ce sujet pour faire tenir quelque chose, pour maintenir sa
propre consistance, son propre égo, ce qui nécessite un jeu complexe
entre le légal et l’ illégal, entre la persécution et le sauvetage par
le père, entre la haine destructrice et la poésie, entre la dérision et
l’adresse à l’autre. Mais rien n’est assuré. Sinon la conviction de l’
existence d’une mafia hip-hop tenue par son père pour contrecarrer les
menaces dont il se sent l’objet.
Alors que dire des aléas de la jouissance dans son cas ?
La jouissance en tant que jouissance du corps est ici bien présente
avec son addiction à la bédo, mais aussi cette répétition infinie du
geste graphique où la tonalité anale est sensible. Jouissance Autre
donc, dont il y aurait à situer l’articulation avec la jouissance de l’
Autre qui le menace.
La jouissance dite phallique , celle qui engagerait le signifiant d’une
absence, nous en avons bien une mise en scène symptomatique, ou plutôt
sinthomatique avec l’ irruption dans le réel de ces pensées
automatiques sur le thème de la mafia hip-hop du père. Mais faute d’un
arrimage dans le Symbolique, elle ne trouve pas à faire fonctionner une
limitation. Elle fait bien appel au Nom-du-Père, mais sans pouvoir s’en
passer.
Peut-on parler ici d’une forclusion dans le symbolique du Nom-du-Père
qui ferait retour dans le réel ? Au lieu de parler de forclusion je
serai tenté ici de reprendre la notion introduite par Marcel Czermak de
« récusation ». Récusation de la fonction paternelle , récusation du
Nom-du-Père. La dérision me semble aller dans ce sens : cette moquerie
plus moins aigre est bien une manière de se situer en regard de l’
Autre symbolique, mais en en récusant l’autorité, en invalidant une
nomination qui pourrait le situer comme un parmi d’autre.
La jouissance du sens , on la voit à l’œuvre dans son jeu avec les mots
qui conduisent au non-sens , avec ses phrases qui défilent, avec cette
subversion de l’ ortho-graphe. Ce qui en retour prend le risque de
disloquer. Et puis il y a cette production poétique, cette prise en
compte de la parole , de ses assonances, de ses effets de sens qui
témoigne bien qu’un jeu sublimatoire est par moment possible, l’objet
venant alors s’effacer et donner à l’éphémère, à la perte sa portée
créative.
A propos de cette articulation du graffiti et de la jouissance, je
voudrais citer un article d’Hubert de la Rochemacé publié dans le
Bulletin Freudien intitulé « Tangoë » où il raconte la prise en charge
psychothérapique d’un adolescent en errance, à la dérive, où la
pratique du tag aura pu accomplir estime t’il l’équivalent d’un
parcours initiatique, ce qui eut pour effet de contenir une jouissance
débridée, dénouée. Je le cite :
La liaison des lettres dans le tag est singulière dans la mesure où les
lettres sont collées sans espace, sans coupure. Elle rappelle lalangue
du discours de l’enfant comme produit d’une jouissance Autre.
Cette volonté du taggeur de ne pas constituer de trou, de poinçon
entre les lettres, illustre bien son refus de la coupure qui vient
border la jouissance.
Une fois posée selon son expression, puis attachée sans espace à
d’autres lettres, la lettre ira chez lui tout naturellement vers
l’écriture. En venant border le trou de la jouissance, elle capitonnera
le désir du sujet au lieu de l’Autre et de ses signifiants.
Peut-on être aussi optimiste pour le destin d’Arnold ?
Il nous dit bien ce temps de la jouissance Autre, une jouissance qui
use bien de l’inscription, du Blaze, où la lettre se défait de son
ortho-graphe pour valoir comme ordure, comme « litter », comme support
d’un pure haine.
Et puis, il y a ce qui se profile avec la chute de cette lettre
ornementale, flamboyante, Jean Berges aurait sans doute parler
d’enluminure, pour se réduire à une simple trace , un trait, dans la
poussière de la ville. Cela vient border, au moins pour un temps ,
cette jouissance toute, cette jouissance mortifère. Cela peut-il se «
père…énniser », venir nouer ces trois modalités de jouissance ? Sa
pratique poétique pourrait nous en donner l’idée.
A souligner que les séjours répétés en psychiatrie , là où il se
requinque, n’y sont pas pour rien. C’est là qu’il peut parler à
quelqu’un qui s’y connait, quelqu’un à qui il suppose un savoir. C’est
en passant par cette adresse à l’Autre que la chute de l’objet peut
produire des effets réels de sens, et que la jouis-sens peut rendre
cette jouissance vivable, au moins pour un temps.
J’ai pu recueillir tout récemment quelques éléments sur l’évolution
depuis l’époque de notre entretien, soit depuis une dizaine d’année
environ. Elle n’est pas favorable. De nombreuses hospitalisations ont
été nécessaires, parfois pour plusieurs mois. En consultations externes
il se rend aux rendez-vous chez le psychiatre qui lui a prescrit un
neuroleptique retard. Il n’a sans doute plus de suivi psychologique.
Il y a eu des tentatives d’emploi, mais cela n’a pas tenu. Il est
devenu père d’une petite fille , mais il n’en a pas la garde. Sa
consommation de cannabis est permanente et importante. Il se prive de
manger pour pouvoir en acheter. Il dépense beaucoup d’argent dans des
jeux à gratter ; Il est sous curatelle, et il l’ assiège parfois avec
des risques de violence pour obtenir des subsides.
Il a toujours une pratique soutenue du graffiti, mais surtout du tag
semble-t-il.
Lors d’une hospitalisation il a entièrement recouvert sa chambre de
tag.
Il y a des moments d’impulsivité où il se livre à des destructions, y
compris dans son propre appartement.
En conclusion, son état s’est dégradé, ses productions semble-t-il se
sont appauvries tant au niveau du graff que du rap. C’est la jouissance
du corps , la jouissance Autre qui a pris le dessus, qui a pris le
pouvoir, qui est aux commandes.
-III-
La jouissance du discours capitaliste
Avec ce détour dans la clinique d’un taggeur , nous avons vu que la
question de la jouissance pouvait assez clairement y être évoquée. Le
cas est celui d’un sujet psychotique , donc d’une certaine manière
normale dans sa psychose, c’est-à-dire qu’il est orienté par sa
structure, une structure qui règle d’une certaine façon son économie
psychique , et en particulier son rapport à la jouissance.
Cette normalité ne va pas sans un rapport à l’ordre social , et cela
joue comme on l’ a vu un rôle déterminant puisque la jouissance y
trouve même un point d’appui tout à fait essentiel. Que l’acte du
taggeur puisse être dans la légalité ou l’illégalité est une donnée qui
vient vectoriser l’ acte, c’est donc le lien social, le discours social
qui vient situer cet acte.
Nous avions tout juste abordé au séminaire précèdent comment Lacan
avait été conduit à envisager cette notion de discours et à en proposer
une formalisation de type algébrique. C’est-à-dire que c’était une
écriture formelle, une écriture au tableau qui renvoie à des relations
entre les termes. L’inspiration structuraliste y est patente, mais
jusqu’à un certain point.
Cette écriture des discours comme lien social il nous dit qu’elle est
devenue possible à partir du moment où la pratique de la psychanalyse a
pu avec Freud se mettre en place. C’est l’hypothèse d’un sujet de l’
inconscient, en tant qu’un objet bien particulier va causer le désir
inconscient, et en tant que ce sujet est appendu à une représentation
dans la chaine signifiante, chaine signifiante qui donne consistance au
champ social, et on pourra se risquer à l’ appeler champ de l’ Autre.
Vous vous souvenez de cette construction, de cette écriture dont un
élément, un symbole, une lettre va avoir un rôle déterminant dans le
fonctionnement du discours , puisque c’est lui qui en ordonne la
normalité, qui en règle l’ économie. Cette lettre qui représente ce
signifiant ordonnateur, est appelé le signifiant maitre.
Et à partir de là nous avons l’écriture d’un quadripode inaugural qu’il
appelle Discours du Maitre, ce qui relève d’une audace assurément,
dûment réfléchie et articulée, ce qui va entrainer bien des
commentaires. Ce Discours du Maître , il s’écrit donc ainsi dans son
premier jet :
Doc n°10 : Première écriture du Discours du Maître.
Ce Discours du Maitre n’est pas sans évoquer la dialectique du maître
et de l’esclave de Hegel, reprise ensuite par Karl Marx, mais en se
dégageant justement de leurs conceptions qui situaient la jouissance du
côté du maître. Lacan va indiquer qu’au contraire dans ce discours la
jouissance est du côté de l’ esclave, proposition qui aura pu
surprendre, voir susciter des protestations chez les marxistes en
particulier.
On peut entendre que cette écriture pouvait nous renvoyer du côté du
Maitre antique, que l’esclave est celui qui a un savoir, un
savoir-faire, et qu’il en jouit contrairement au maître qui est
seulement préoccupé par le commandement.
Pierre-Christophe Cathelineau développe sur ces problématiques bien des
articulations dans son ouvrage « L’économie de la jouissance » . Sa
lecture m’a beaucoup éclairé et m’oriente dans mon propos.
Une question ici me vient : Est-ce que cette formalisation relève d’un
acte essentiellement théorique ? Une sorte de principe fondamental à
partir duquel toute la théorie peut se construire ? Disons que ce qui
est notable, ce sont ses effets, elle ouvre à une fécondité qui nous
permet de situer bien des développements tout aussi bien historiques
que cliniques.
Ainsi Pierre-Christophe Cathelineau tout en reprenant le propos
lacanien fait valoir comment à partir de cet antique lien social, on
peut considérer comment historiquement ce Discours du Maître a pu
opérer une mutation grâce à une position autre en regard du savoir.
C’est en effet grâce au Discours spécifique qui met le savoir en place
d’agent ordonnateur d’un lien social , ce que Lacan a nommé le Discours
Universitaire, que le Maitre moderne a pu réussir cette mutation. Au
lieu de laisser le savoir à l’esclave, il va au cours d’un long procès
historique l’ accaparer.
Voici comment il est proposé de l’ écrire :
Doc n° 11 : Du Discours du maître au Discours capitaliste, première
formule.
On pourra ensuite situer le maitre colonial esclavagiste comme étape de
ce mouvement avant d’arriver au capitaliste de notre époque et au
discours qui dorénavant ordonne au niveau mondial l’économie et la
géopolitique.
Doc n° 12 : Du Discours Capitaliste, première et deuxième formule.
C’est lors d’une conférence donnée à Milan en 1972 que Lacan a
introduit ce discours capitaliste selon cette deuxième version ,
discours qui venait s’ajouter à ceux qu’il avait déjà écrits lors de
son séminaire, soit les 4 discours évoqués cursivement en octobre.
Je ne vais pas en reprendre la démonstration, mais seulement en
souligner quelques aspects et entre autres ce trait, ce qui me semble
indispensable pour notre propos , c’est qu’avec ces 4 premier discours
qui distribuent les signifiants, qui ordonnent la subjectivité, nous
avons une économie qui a à faire avec des limites, limites qui se
déclinent en termes d’impuissance ou d’impossible.
Impuissance du maitre antique à se saisir du savoir de l’esclave et de
la jouissance qui s’y rapporte. Jamais S1 ne pourra rejoindre le S2 et
de s’y conjoindre. Impossible également de se saisir de l’objet cause
de son désir, il y a là une radicale impossibilité d’en avoir un savoir.
Or qu’est que nous pouvons lire avec la formalisation du discours
capitaliste , c’est que ces limitations n’ont plus court, qu’elles ont
été abolies. Il y a là un coup de force théorique de la part de Lacan
puisqu’il pose une équivalence forte entre la plus-value , soit ce que
Karl Marx avait si judicieuse découvert dans l’exploitation capitaliste
et le plus-de-jouir qui elle est à situer dans l’économie subjective.
La plus-value est la part de la valeur du travail qui est détournée au
bénéfice du capital. Cette valeur en plus, die Mehrwert, le prolétaire
ne la reçoit pas et elle va augmenter l’accumulation du capital. Pour
une part, mais pour une part seulement , c’est réinvesti dans les
moyens de production.
Le plus-de-jouir est une notion introduite par Lacan pour écrire
l’économie inconsciente. C’est symbolisé par la lettre petit a. La
polysémie de la notion est bien sûr volontaire . C’est ce qui échappe,
c’est cette part de jouissance qui échappe au sujet et c’est aussi la
jouissance qui circule , qui s’échange.
On se souvient que Lacan avait d’abord apporté cette notion de l’ objet
petit a dans le montage de la pulsion, déplaçant ainsi la conception
énergétique de Freud. Mais avec cette formalisation des discours , il
va situer cet objet a, ce plus de jouir , dans les échanges sociaux,
comme symbole de tous les échanges ; Et c’’est là où se tient un
supplément de jouissance.
Il y aurait bien d’autres remarques à faire à partir de cette écriture
au tableau du discours capitaliste. Mais déjà avec cette introduction ,
je vous propose de reconsidérer ces pratiques du graffiti et
d’apprécier si cette formalisation du Discours Capitaliste pourrait
nous aider à les lire. Il faut pour cela en passer par un survol
historique de ces pratiques.
-IV-
Du graffiti au Street Art.
Il nous faudrait faire toute une gradation entre une pratique fruste du
graffiti et celle qui a reçu la dénomination d’art urbain ou Street
art, ce qui regroupe ces pratiques urbaines contemporaines qui se sont
développées à la fin du siècle dernier. Mais cette distinction n’est
pas toujours évidente. Si le Street Art a pu réussir à se revendiquer
comme art contemporain, il a eu d’entrée une valeur subversive.
Si vous y voyons des motivations et des réalisations bien diverses,
l’aspect le plus commun reste que la pratique flirte toujours avec
l’illégalité ; il peut y avoir l’intention de porter un message, mais
pas toujours . En tout cas il y a cette intention de provoquer , de
choquer et parfois d’émouvoir.
Il englobe diverses techniques telles que le graffiti, la peinture
murale, le trompe-l'œil, le pochoir, la mosaïque, le sticker,
l'affichage et le collage, le slogan ou même des installations comme le
tricot urbain ( nommé aussi Tricotag ) .
Doc n° 13 : Exemple de Tricotag.
C'est principalement un art précaire, voué à l’effacement, au
recouvrement, à la destruction. Il ne doit pas être confondu avec l'art
dans la ville, dans les projets initiés par des institutions publiques.
Et pourtant l’évolution des sensibilités, de la réception va le faire
passer de l’acte délinquant passible de poursuites judiciaires à une
reconnaissance comme art contemporain, et donc à une entrée dans le
marché de l’ art.
La pratique du graffiti est ancienne, et certains auteurs l’inscrivent
parfois dans la lignée de l'art pariétal préhistorique. Assertion qui
serait à discuter du moins pour l’époque magdalénienne puisque le lieu
où sont réalisées ces peintures ou gravures est hors de la vie
quotidienne, dans la profondeur des grottes obscures ; ce qui n’est
plus le cas à l’époque néolithique où elles sont le plus souvent dans
les mêmes zones que l’ habitat, ou encore dans des abris sous roche au
bord des voies de circulation. On peut en déduire que ces pratiques
doivent être situer dans le lien social.
Pour son émergence dans l’époque contemporaine on cite souvent comment
en 1942, un ouvrier américain nommé Kilroy, qui travaillait dans une
usine de bombes basée à Detroit, écrivait « Kilroy was here » sur les
pièces qui lui passaient entre les mains . Les bombes étaient ensuite
larguées avec ce slogan ironique et Kilroy s’est vite taillé une belle
réputation de patriote chez les soldats, qui en réponse écrivaient «
Kilroy was here » sur les murs .
On situe historiquement l’émergence du Street Art dans la conjonction
de mouvements esthétiques et d’un contexte socioculturel et économique
propre au New York des années 1970. Le climat de crise : crise
économique, donc sociale avec la montée du chômage, crise politique,
risque de guerre nucléaire, puis crise pétrolière, etc.
Doc n°14 : Pochoir au message politique explicite. Vers 1970.
Mais un aspect technique a aussi son importance et pourquoi pas le
signifiant que cela véhicule ; c’est la production de bombes de
peinture aérosol destinées à peindre les voitures ; elles vont être
vite investies par les writers et taggeurs.
C'est ainsi qu'en 1969 on voit les véritables débuts du graffiti à New
York. En France , l'art urbain en tant qu'initiative individuelle
commence à s'épanouir à partir de mai 1968. Cependant, un peu avant ,
en 1963, l'artiste Gérard Zlotykamien dessinait, à la bombe de
peinture, des silhouettes fantomatiques dans l'immense chantier dit du
« trou des Halles » à Paris.
Doc n° 15 : Œuvre de Gérard Zlotykamien.
Et aussi Ernest Pignon-Ernest qui après être intervenu sur le plateau
d'Albion à coup de pochoirs, action totalement illégale en réaction à
la force de frappe nucléaire française, va exécuter une fresque sur les
murs de la Bourse du commerce, également située aux Halles.
Ce sont là des actions spontanées et rebelles. Si les artistes de
Street Art ont en commun une activité d'intervention urbaine, légale ou
non, les buts sont variés : dans le cas du tagueur et du graffeur, il
s'agit principalement d'apposer son nom ou « blaze », puis d'y
développer ses figures ou ses abstractions.
Doc n° 16 : Exemple de tag avec démultiplication du blaze. Poitiers .
Avec le Graff, iI s'agit d'une image, d'une signature visuelle, quelle
que soit la méthode. La démarcation entre ces deux orientations n’est
pas toujours claire, et on peut observer bien des figures
intermédiaires.
Doc n° 17: Le passage du tag au graff.
Avec le mouvement underground de “writers”, on soigne les lettres , on
invente des styles, tout en entretenant des rivalités entre groupes
pour être le plus visible, et marquer leur territoire.
Il y a aussi des actes engagés d’artistes désireux de transmettre un
message politique bien explicite.
Doc n° 18 : Pochoir avec message politique explicite.
Plus qu'un mouvement artistique, les débuts sont donc portés par le
jeu, l'interdit, l’excitation mais aussi la contestation, le désir de
porter des slogans qui vont notamment devenir la marque de fabrique de
certains.
Au départ ces œuvres par leur marginalité s’opposent donc assez
naturellement au marché de l'art puisque ne pouvant s’acquérir.
Cependant, au début du XXIe siècle, la tendance est plutôt à
l'institutionnalisation du Street Art qui a pris place dans les
galeries, les musées, les salles de ventes ou sur des façades
monumentales. En France, la Fédération de l'Art Urbain a ainsi été
créée en octobre 2018 avec le soutien du ministère de la Culture. Dans
beaucoup de villes des espaces sont dédiés à ce type d’art.
Doc n° 19 : Espace monumental dédié aux graffs à Poitiers.
Et il y a donc une entrée du Street Art dans la légalité et dans le
marché de l'art contemporain ; son volume financier ne cesse
d’augmenter, et certains de ces artistes vivants font des ventes
remarquables .
On peut citer les affiches peintes de Jean Faucheur, les sérigraphies
d'Ernest Pignon-Ernest, les pochoirs de Miss.Tic ou de Jef Aérosol, les
autocollants de Clet Abraham et les détournements de Jinks Kunst sur
les panneaux de signalisation, les collages de Kim Prisu, les peintures
au pinceau de Jérôme Mesnager, ou celles à l'aérosol de M. Chat, ou
bien encore les photographies d'Antonio Gallego.
Doc n°20 : Un pochoir célèbre de Ernest-Pignon-Ernest.
Depuis qu’il est né du graffiti, le street art a parcouru un long
chemin il est devenu l’une des formes d’art actuellement des plus
recherchées en art contemporain. Parmi les artistes les plus en vue
quant aux résultats de ventes aux enchères on citer en 2019, Basquiat
qui a rapporté la somme faramineuse de 93,8 millions de dollars et Kaws
qui a « seulement » rapporté 90,3 millions de dollars de ventes.
Doc n° 21 : une œuvre de Basquiat .
Harin et Banksy eux ont réalisé un petit chiffre d’affaires d’environ
25 millions de dollars. Quant à Shepard Fairey, il a eu la belle idée
de produire une affiche de soutien à la campagne présidentielle de
Barack Obama en 2008. Ce qui l’a propulsé sur le marché de l’ art. On
peut dorénavant acheter une des œuvres entre 3000 € pour des petits
formats , 12 000 € pour des formats 105 sur 105 cm. Un grand format a
été adjugé 44 000 € aux enchères.
Le succès de ces artistes et de nombreux autres montrent qu’à l’heure
actuelle, les collectionneurs investissent dans le Street Art. En
outre, il existe d’innombrables articles en ligne qui conseillent les
collectionneurs potentiels sur la façon de collectionner le Street Art
et sur ce qu’il faut rechercher lors de l’achat d’une œuvre. En France
la revue Graffiti Art peut vous prodiguer aussi de bon conseil.
La popularité croissante de ces formes d’expression artistique, qui a
donc conduit à des résultats de ventes aux enchères records, a aussi
provoqué « la révolte » de certains artistes. Banksy est responsable d’
« un acte de rébellion notoire ».
Une série d'œuvres de cet artiste du street art londonien, une peinture
au pochoir apparue pour la première fois en 2002 à Londres sur le pont
de Waterloo à South Bank avait été remarquée par les critiques et les
amateurs. Elle représente une petite fille qui tend la main vers un
ballon en forme de cœur. Une version ultérieure de cette œuvre, placée
dans un cadre créé par l'artiste, a été vendue aux enchères le 5
octobre 2018 pour 1 million de livres sterling, ce qui n’était pas si
mal.
Mais immédiatement après le coup de marteau final, l’œuvre s'est
autodétruite en partie sous les yeux incrédules des acheteurs et des
spectateurs, stupéfaits de voir l'œuvre partir en morceaux. C’est
Banksy lui-même qui avait dissimulé une déchiqueteuse dans le cadre.
Son coup ne s’est (peut-être ?) pas tout à fait déroulé comme prévu, la
déchiqueteuse aurait mal fonctionné et son œuvre intitulée Girl with
Balloon n’a été que partiellement déchiquetée. Alors il a renommé son
œuvre Love is in the bin , et la valeur de l’œuvre a pu de nouveau
grimper après ce coup médiatique !
Doc n°22 : Pochoir de Branksy : Girl with ballon qui fut déchiquetée en
partie juste après sa vente aux enchères.
Si certains artistes dont les œuvres ont été créées dans le cadre du
Street Art n’apprécient pas qu’on traite de leur travail de cette
manière, que cela diminue la qualité et le but de leur travail,
d’autres vont au contraire passer des contrats avec des entreprises qui
utilisent des styles de Street Art comme une stratégie marketing et
vont être intégré dans des produits grand public. Les affiches, les
vêtements, les coques de téléphone, les meubles et bien d’autres
produits ont adopté le style de nombreux graffeurs et artistes urbains.
Vous pouvez par exemple acheter sur internet une reproduction de Girl
with Balloon pour la modique somme de 9 € 90.
-V-
Jouir sans trêve et sans limite.
Dans sa conférence de Milan Lacan disait que le discours capitaliste
était follement astucieux . Le destin de cette pratique nous le montre
d’une façon exemplaire. Puisqu’une production subversive à priori sans
valeur peut se muter en objet artistique et atteindre une valeur
considérable.
Pour le dire autrement ce qui fait la jouissance du graffeur va devenir
un objet marchant propre à intéresser les grandes fortunes. Sa portée
subversive est ainsi recyclée dans le capital. Il s’agit bien de capter
et d’acheter de la jouissance, c’est-à-dire ce qui ne sert à rien.
Une œuvre virtuelle a pu se mettre aux enchères chez Christie’s et
susciter la convoitise du marché de l’ art et atteindre la somme de 69
millions de dollars ! C’est un collage d’art numérique de l’artiste
américain Beeple, qui s’est vendu le 11 mars 2021. «Nous assistons au
commencement d’un nouveau chapitre dans l’histoire de l’art», a
commenté l’artiste qui devient le troisième artiste vivant le plus cher
du monde.
Doc n° 23 : Œuvre virtuelle de l’artiste Beeple adjugée à 69 millions
de dollars.
Et pendant ce temps le graffeur que j’avais entendu, Arnaud X, harcelle
sa curatelle pour pouvoir s’acheter son shit et ses bombes de peinture !
Si nous reprenons le mathème du Discours Capitaliste, Pierre-Christophe
Cathelineau fait remarquer , que dans la mesure où les limitations
traditionnelles du Discours du Maître sont abolies, ce discours se met
à cavaler, à tourner en rond, et ce qui décrit de la sorte le symbole
mathématique de l’ infini.
.
Doc N°24 : Le Discours Capitalistes selon un circuit en forme de
symbole de l’infini.
Je suggérai plus haut que le taggeur était devenu le comble de
l’esclave moderne. Si on applique cette hypothèse sur ce schéma on
pourrait alors situer le situer en $ avec cette indication qu’il y a
une méconnaissance de cette division , et tout aussi bien que de la
vérité de son acte, soit qu’il s’adresse au Maître. A entendre comme le
Maître moderne (S1), aveugle comme tous les Maîtres mais aussi
acéphale, aliéné lui-même dans ce Discours qui tourne en rond, le
Discours Capitaliste.
Le graffeur travaille pour l’ autre ( S2) , sans vacances, sans la
moindre grève, dans une jouissance sans trêve. Il est à la tache de
produire un plus de jouir (a). Ce qui lui échappe, ce qui lui est
masqué, c’est que lorsqu’il pense récupérer pour lui -même ce
plus-de-jouir, la vérité de l’ opération c’est que le maitre ramasse ce
plus-de-jouir ; Mais ce maître acéphale, aveugle, et impuissant car il
ne peut faire autre chose devant cette machinerie que de relancer le
travail de l’ autre ( S2), puis la production, puis la jouissance, et
ainsi de suite…
Notons que la surface d’inscription est ici devenue virtuelle alors que
ses effets sont réels.
***
Bibliographie
Pierre-Christophe Cathelineau : L’économie de la jouissance. Ed
EME.2019.
Hubert de la Rochemacé : Tangaë. Art. in Le Bulletin Freudien n° 43-44,
2004.
Lacan : La conférence de Milan du 12 mai 1972, in Lacan in Italia.