Alain Harly Séminaire "Les aléas de la jouissance" Séance
XXX du 15 Novembre 2023
Toute honte bue
Alain Harly
-I-
Je dois à Marie-Christine Salomon-Clisson de m' avoir rappeler cette expression . Comme souvent on ne fait pas trop attention à ce qu'on dit . On en saisit chez les francophones la signification : un dépassement de la honte et la possibilité de poursuivre sa route, d'assumer son acte sans vergogne . Ce qui aura pu faire déshonneur, humiliation, arrêt, inhibition, on est plus dans ce temps-là. C'est dépassé. Cet affect n'est plus à l'ordre du jour. On trouve cette expression d'après le dictionnaire de la langue française au XVème siècle « avoir toute honte bue » au sens de « devenir inaccessible à la honte ». Le mot s'emploie ensuite pour pudeur. Mais bien avant, au XIIIème siècle , il y a une locution aujourd'hui archaïque qui s'en rapproche qui est « boire honte » dans le sens d'éprouver toute sorte d'avanies.(1) Ce qui m'a retenu ici , si on prend au sérieux le signifiant c'est qu'au lieu de convoquer le regard pour parler de la honte, on met en jeu un autre mouvement, une autre poussée du corps qui est celui de boire ou de manger, soit du point de vue pulsionnel la pulsion orale. Ce qui n'est pas sans changer l'objet en cause. Il y aurait d'une certaine manière avec cette « toute honte bue » l' incorporation d'un objet dont la version primaire nous renvoie au sein et à l' Autre maternel. Et de là à toute une dialectique orientée par une grammaire pulsionnelle que Lacan nous a appris à dégager et qui décrit le circuit de la pulsion qui peut se dire ainsi : manger, être mangé, se faire manger. En fait ce qui devient tangible ainsi c'est que le trajet de la pulsion en passe par un contournement de l' objet , puis un retour à sa source.(2) Ce n'est qu'au troisième temps que l'on peut parler d'un sujet. Le but de la pulsion orale comme des autres n'est pas d'atteindre l'objet :il échappe à toute saisie. Cet objet n'est en fait qu'un vide auquel la pulsion vient donnée consistance, en le bordant. Il est un fait que bien des mouvements psychiques peuvent se décliner à partir de cette pulsion orale. Une distinction s'impose entre le temps actif -manger- le temps passif -être mangé- et le temps réflexif qui laisse entendre une participation désirante. Cet affect de la honte on peut bien en effet la considérer dans une logique de l'oralité : 1°) incorporer cet affect qui me devient intime, 2°) être incorporé par lui au sens où passivement le sujet devient l'objet de cette honte, où 3°) « faire corps avec » de telle façon qu'il s'agit de « se faire honte ». Il me semble que l' affect de honte dans cette lecture concerne ce moment où proprement il y aurait eu le risque d'une saisie de l'objet, d'une tuché avec le Reél. Avec le troisième temps réflexif, c'est tout autre chose puisqu'un sujet est à la manouvre, il faudrait dire sans doute un nouveau sujet. Le « se faire honte » implique que l'objet de la honte est une production du sujet, une production symbolique ce qui du même coup suppose une division du sujet.
Une petite vignette clinque pour illustrer cette grammaire de la pulsion . Une patiente qui traverse son existence avec la plus grande ambiguïté pour faire valoir sa valeur, ses compétences, ses talents et d'établir un pacte social qui puisse lui permettre de subvenir à ses besoins. Il lui faut quémander des aides de toutes sortes ce à quoi elle répugne. Souvent ses démarches n'aboutissent pas, de son fait. Or elle est engagée depuis quelques temps dans de nouvelles démarches pour obtenir le R.S.A. et se heurte bien sûr à des tracasseries administratives. Elle développe de vifs ressentiments vis-à-vis de ces bureaucrates et ces politiques qui mettent en place de telles procédures. Elle énonce alors en séance ceci : « j'ai honte pour eux » , ce qui correspond bien à une modalité projective qui lui est habituel. Mais sans doute avais-je exprimer un certain étonnement à cette énonciation, tout au plus une sorte de vague grognement . La séance suivante, elle reprend son propos et remarque que ce sont « eux » qui devraient avoir honte. Alors qu'elle reconnait avoir bien dit : « J'ai honte.pour eux. » Et de poursuivre « C'est donc qu'une partie de moi a honte » et de préciser « Cette partie de moi, c'est la princesse ». En effet cette identification narcissique de l'infans est toujours présente pour elle, et vient entrer en conflit avec cette représentation d'une pauvresse qui doit demander de l'aide. D'avoir intégré que cette honte, elle en était partie prenante ne fut pas sans effet. Cela tient sans doute à un effet de castration : Elle n'est pas la princesse, il lui faut se séparer de cette identification à être le phallus imaginaire de l'Autre maternel. La honte, elle peut la subjectiver comme étant un effet de sa position de sujet de désir. C'est un dévoilement qui a pu se faire dans le cadre analytique, soit dans une prise en compte de la parole en tant qu'elle est mise en tension dans le transfert. Ce cas aura pu nous rendre sensible à cette grammaire. Nous allons reprendre cette structure du point de vue du regard qui est si souvent convoqué à propos de la honte.
-II-
Il nous faut en effet reprendre cette question du regard que l'on avait abordé lors du séminaire du mois dernier. On pourrait commencer par une rapide évocation phénoménologique, en particulier avec la thèse de Jean-Paul Sartre sur le regard, ce qui est d'autant bienvenue qu'il y articule la question de la honte. Sartre insiste sur la fonction du regard. Il en fait une cordonnée essentielle de l' être au point de définir dans son ontologie l' être comme un être regardé. C'est loin d'être une conception simpliste . Il distingue l'organe de la vision , l'oil, avec le regard comme étant « des yeux de chair ». C'est à appréhender le regard qu'on ne perçoit plus les yeux. Le sujet sartrien est un être regardé, c'est là une condition fondamentale de l' être et la prise de conscience de cette condition le renvoie comme étant un objet vulnérable, « néantisable ». Je cite « Le regard est d'abord un intermédiaire qui renvoie de moi à moi-même. » On comprend comment dans cette orientation phénoménologique, avec ce bouclage du regard sur lui-même la nausée puisse être l'affect fondamental de l' être. En somme avec Sartre le sujet est perpétuellement insulté par autrui. (Il faut souligner qu'il s'agit d'autrui et non de l' Autre lacanien.) Si Lacan pourra bien accueillir cette distinction de l'oil et du regard mais tout en précisant toutefois que le regard cela peut se voir comme le port d'un masque nous en donne l'expérience sensible. Contrairement à Sartre qui situe le regard du côté d'autrui, Lacan souligne en quoi c'est au-delà d'autrui qu'il convient de le situer, soit du côté de l' Autre en tant que lieu du symbolique. Il est notable que pour qu'un regard soit vivable il faut ce battement de présence et d'absence, il faut qu'il soit élidé ; Toujours au bord de sa disparition il se manifeste dans une chute. C'est une affaire bien sensible chez une femme. Elle peut être flattée par un regard à condition qu'il ne soit pas trop insistant. Au qu'elle cas , selon les circonstances et les sensibilités il pourra être interprété comme un abus, comme un harcèlement comme on dit maintenant. C'est pour cela qu'il est à situer dans le registre de la pulsion et que c'est l'un des éclats de l' objet a. Et on retrouve cette même grammaire que j'évoquai à l'instant : Voir , être vu, se faire voir. A propos de la honte, Sartre en propose le paradigme bien connu du voyeur qui a collé son oil au trou de la serrure . A ce moment précis écrit -il « ma conscience colle à mes actes. » et même si c'était par jalousie qu'il en était arrivé à cela, cette jalousie « je la suis, mais je ne la connais pas . » C'est un agir, il y a un spectacle à voir derrière la porte. Ce n'est pas une question pour ce sujet , il est tout entier dans son acte sans le connaître. Arrive alors quelqu'un, on le surprend, on le regarde. « Ma conscience jusqu'ici irréfléchie est subitement habitée d'un moi et me saisit de honte. Cela fait apparaitre un mode d'être nouveau. J'ai honte de moi tel que j' apparais à autrui. » Pour Sartre la honte ce n'est pas le sentiment d'être fautif, « mais c'est d'être un objet, c'est-à-dire de me reconnaître dans cet être dégradé que je suis pour autrui », soudainement affligé de mon propre néant. La honte pour lui renvoie au sentiment d'une chute originelle, non du fait que j'aurai commis telle ou telle faute, mais simplement du fait que je suis tombé dans le monde, au milieu des choses, et que j'ai besoin de la médiation d'autrui pour être ce que je suis » (in l' Être et le néant.) Lacan ne va pas suivre Sartre sur cette pente. Pour lui, c'est réducteur de concevoir que le sujet voyeur est honteux, est « néantisé » en tant qu'il serait surpris par le regard d'autrui, ce qui est en jeu ici affirme-t-il c'est la fonction du désir : Le sujet honteux est d'abord surpris à désirer. C'est loin d'être un pur néant , c'est un sujet animé par une cause. Ce regard qui surprend le voyeur lui renvoie que lui-même était là à regarder par le trou de la serrure. C'est dans son séminaire « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » que Lacan développe cette critique à partir de sa conception du regard comme objet de la pulsion scopique. Il avance que si le voyeur est surpris cela est bien une condition de la honte, mais que là n'est pas l'essentiel. Il dégage dans la fiction imaginée par Sartre, ce trajet d'aller et retour des regards, un trajet qui se dessine et qui est celui de la pulsion scopique : alors que le voyeur regarde par le trou de la serrure, le regard d'un autre renvoie le voyeur à l'origine de son regard, soit ce qui cause son désir de voir. Ce qui le saisit de honte, c'est qu'en regardant par le trou de cette serrure, il jouissait mais sans le savoir. La pulsion scopique se referme en ce point , le regard lancé en toute impunité par le trou de la serrure lui revient, via l'autre, faisant du voyeur la cible. Le circuit de la pulsion est ainsi écourté . Nous avons bien le temps actif, regardé par le trou de la serrure, le temps passif , être regardé regardant par le trou de la serrure, mais pas de troisième temps de la pulsion qu'on pourrait définir comme un redoublement du temps passif, comme une double négativité. L'instant de la honte est celui où l'objet perdu serait « comme retrouvé ». Surpris dans sa jouissance scopique, le sujet n'a plus qu'à se soustraire. Le sujet de la honte met en lumière ce qui était destiné à rester caché. Il y a un dévoilement devant l' autre de cette jouissance pulsionnelle en circuit court.
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III-
Cette problématique de la honte et du regard m'a conduit à être interpellé par une exposition au festival de photos d'Arles intitulé Vivant. Le sacre du corps avec les photos de la photographe-plasticienne-thérapeute Isabelle Chapuis . C'est un travail original qui tente d'articuler ses recherches artistiques à une pratique thérapeutique . Elle utilise la photographie dans une posture d'écoute avec des sujets dont le corps a été tout spécialement affecté par des maladies congénitales ou psychosomatiques , des atteintes comme : une hyperpilosité, des taches de rousseurs, des grains de beauté, un vitiligo, une alopécie, une obésité, un albinisme, un angiome, un naevus, etc. Ce qui est souvent perçu et vécu comme une invalidation, comme une atteinte à la valeur du corps comme pouvant être aimable. Isabelle Chapuis noue dans la relation avec les patients le récit de l'intime et ce que le corps peut dire. Elle prend en compte le récit de leurs vies et de leurs infortunes, elle les invite à en faire si possible un écrit et aussi à se laisser photographier non pour explorer le corps marqué par une pathologie, mais pour en écouter par la photographie la singularité et en faire une lecture poétique, esthétique, mystique aussi avec des associations verbales ou picturales avec le monde animale ou végétale. Elle soutient son acte par ce propos : « En utilisant la photographie tel un support réflexif, ainsi qu'en offrant un regard amoureux aux formes du corps durcies par les événements de la vie, celles-ci trouvent l'espace pour se dissoudre, se renouveler. Une transformation se révèle possible, un peu plus proche de la vérité essentielle de l'Être. Par le biais d'un langage non verbal, la photographie permet de se raconter en image, de se connecter à une dimension intime et affective. Utilisée tel un langage émotionnel, l'image devient alors un outil d'exploration personnelle. En croisant une approche thérapeutique et artistique, je propose un voyage intérieur invitant chacun à libérer la voix du corps et explorer la force transformatrice de l'image. Je propose une approche holistique de la photographie, qui embrasse l'être humain dans son ensemble : dans sa dimension physique, mentale, énergétique, émotionnelle et spirituelle. »
Ce qui m' a frappé dans cette exposition c'est la force des textes qui accompagnent les photos exposées ainsi que la qualité esthétique de celles-ci. On est loin de la pratique analytique mais on ne peut qu'être interpellé par l'audace de cette initiative. Cela n'a pas manqué de me questionner sur le lien de l'image du corps avec la honte quand celui-ci est tout spécialement marqué et qu'il ouvre le chemin à une défaillance narcissique. Les témoignages rapportés dans cette exposition indiquent que des mutations subjectives ont pu avoir lieu alors que le dommage est considérable.(3) Ainsi une jeune femme métisse de 22 ans nommée Jade qui a vu depuis son enfance un vitiligo prendre de l'importance au point d'en recouvrir une partie du visage, des mains, du dos. Elle raconte comment elle a pu passer par divers malaises d'être dans cette situation d'exception. Elle a pu être stigmatisée et subir la méchanceté de ses camarades. « J'ai ressenti beaucoup de haine » . Elle a recherché « des causes » dans son histoire et celle de sa famille. Elle fait un lien par exemple avec le manque de son père . Elle pourra se demander si son vitiligo n'est pas une manière de capter l'attention . Pourtant elle est assurée que ce n'est pas son vitiligo qui la rend différente. C'est l'inverse : elle se sent de toute façon à part et son vitiligo confirme son sentiment. Mais maintenant qu'elle a pu entendre sa mère lui dire que les gens la regardaient parce qu'ils la trouvaient belle, qu'elle a pu accepter les séances de photos avec cette photographe, que cela participe à une exposition artistique, maintenant elle aurait plutôt peur.de ne plus être différente. Une autre patiente et modèle Jeannine 73 ans née avec un angiome plan sur le visage . C'est-à-dire que cette hypervascularisation reste ici à la surface de la peau . Il y a eu recours dans son enfance à de nombreux traitements et interventions , souvent douloureux et sans amélioration. A 16 ans c'est l'arrêt d'un suivi à l' hôpital. Plus tard elle refusera une proposition de traitement expérimental au laser qu'elle jugea trop risqué. Si elle ne se souvient pas d'avoir été gênée par cette tache pendant l' enfance, c'est à l' adolescence qu'elle a dû affronter le regard de dégout de ces camarades de classe. Sa mère a très mal vécu cette affection, cette tache de vin comme on disait à l' époque. On a suspecté cette mère d'être alcoolique ce qui n'était pas le cas. Mais comme elle avait perdu une fille avant elle à l' âge d'un an, et qu'elle l'avait découverte morte dans son lit avec le côté droit du visage rouge et violet, elle était convaincue que cette image-là, qui ne la quittait pas , était la cause de l'angiome de cette autre fille, Jeanine, née ensuite. La dimension de la faute a sans doute alimenté une relation d'ambivalence entre la mère et la fille. Le père n'est pas évoqué mais un oncle a beaucoup compté pour elle : « il me disait : tu es très jolie. » Elle s'est mariée avec un homme qu'elle connaissait bien avant : « Il ne voyait pas l' angiome, mais il voyait tout le reste », ils ont eu des filles qui disent : « Maman ne pourrait pas être autrement. On la reconnait parmi les autres . » Aussi arrive-t-elle à se dire, après tout ce parcours et sans doute grâce à cette pratique de la pose photographique associée à un récit de vie qui puisse retenir l'écoute d'Isabelle Chapuis : « Apres tout , c'est presque un plus pour un individu ? Une décoration dont la nature nous gratifie . » « Ça m'empêche pas de bien vivre, j'arrive à oublier .on a beaucoup souffert dans ma famille donc ça, c'est un grain de sable. » « Je crois que l'on vit dans un grand théâtre, nous sommes les acteurs dont on ne connait pas le programme, on le découvre chaque jour. » Ce que ce cas m'évoque c'est par association la clinique du handicap comme la surdité par exemple où l' on voit que la privation sensorielle va pouvoir se retourner en une valence identitaire phallique. Il me vient que cette pratique de la photo , pourrait être une manière de donner une nomination imaginaire avec ce qui fait tache. Au lieu d'être le motif d'un opprobre, d'une stigmatisation, d'un rejet , ou encore d'être strictement réduit à un diagnostic et à une intervention médicale, la particularité visible peut servir de point d'appui à son identification. Peut-on parler d'une valorisation phallique qui viendrait permettre une Haufhebung pour le sujet ? Dans la pratique de cette thérapeute -photographe il y a un usage original d'une forme de nomination de ce qui fait tache dans l'image. Comme on sait cela peut donner lieu habituellement à un terme savant dans le discours médical, ce qui forclos la question du sujet. Ou bien cela donne motif à l'injure qui cherche à réduire l'être à un trait obscène : C'est ta mère qui a trop bu de vin ! , tu t'es lavé à l'eau de javel ? ( à propos d'un vitiligo ). Le sujet est absenté dans chacune de ces deux manouvres. Quant au sujet lui-même, c'est le lieu d'une énigme qui le laisse sans voix. Il n'a pas de mot pour dire ce qui fait tache dans son image et qui pourtant par son trop de présence est un point de fascination pour l' autre. En d'autres termes psychanalytiques, au lieu de cet objet invisible au cour de l'image spéculaire, il y a quelque chose. On sait les mouvements pulsionnels que cela peut déclencher qui vont de la passion à la haine. La démarche de cette thérapeute est de procéder à une sorte de nomination de cet indicible en proposant avec bienveillance des analogies photographiques. Ainsi à cet homme présentant une hyperpilosité Fréderic , elle propose d'exposer à côté d'une série de photos le présentant l'image magnifiée du pelage d'un animal sauvage . A la photo d'une femme obèse elle adjoint le velouté remarquable d'un papillon. Agathe 33 ans est née avec un naevus géant qui lui couvre une grande partie du dos et du torse. Elle a été opérée une vingtaine de fois. Elle a eu beaucoup de mal à assumer son état. Elle se rêvait en diva. Un travail d'écriture lui a permis de mettre des mots sur sa peau dit- elle. Les « psy » qu'elle a consulté lui ont proposé des métaphores : « vos épaules sont comme la terre, des montagnes lointaines » ou encore « votre peau est comme celle d'un serpent en train de muer ». Elle peut bien admettre une identification à une tigresse. Mais ce qu' Isabelle Chapuis lui propose c'est de transcender son corps meurtri en image photographique qui la singularise dans une beauté rugueuse . Elle y ajoute le cliché d'un arbre plein de torsion, de creux, d'ombre et de lumière. Aujourd'hui Agathe dit que d'être née avec cette peau lui a donné une force de vie immense. « Si la peau me rassemble de la tête aux pieds, c'est avec ce corps vivant et en mouvement que je m'unifie et me réconcilie. » On est loin de la dramatisation que Roland Barthe propose de la photographie comme pratique violente, où je ne suis ni un sujet ni un objet ; mais un sujet qui serait devenu objet. Il me semble que le travail d'Isabelle Chapuis ne relève pas de cette mise à mort d'une mise entre parenthèse, mais qu'au contraire il permet une mutation qui fait d'une tache immonde quelque chose qui se phallicise et les rend ces sujets vivants. Cela tient certainement à la qualité de la relation transférentielle établit et au regard de la photographe-thérapeute. Ici il me semble que le « se faire voir » ici prend tout son sens et que d'objet de honte ces particularités du corps vont être promues dans le sens d'une identification phallique. La nudité ici n'est pas l'opération de violence d'une pudeur, elle apparait plutôt comme ce qui vient recouvrir d'un voile de beauté ce qui n'était que l' horreur d'une castration réelle. En d'autres termes on dira que ce qui aurait pu être l'objet d'une honte, d'une destitution subjective, s'est déplacé dans une valence phallique.
-IV-
Pour revenir sur les mouvements pulsionnels qui sont engagé avec la honte je propose de considérer que si le regard y tient une place d'évidence d'autres objets pulsionnels sont de la partie. On a évoqué l'objet oral plus haut . On aurait pu à propos de l' homme à la piscine évoqué en octobre considérer qu'une pulsionnalité anale était à l'ouvre. Ne nous disait-il pas qu'il se considérait comme un fumier. Son identification à cet objet va le conduire au passage à l'acte. Son image spéculaire et son narcissisme ne lui permettent plus de se mettre à l' abri. Au-delà de cette image , il s'identifie à une merde et pour le sujet mélancolique ce n'est pas une métaphore. Si on peut avancer que la honte peut entrainer un affect dépressif voir de produire une mélancolisation passagère, mais cela ne conduit pas systématiquement à une telle issue. Une chose est d'avoir honte d'un désir autre chose est d'avoir une honte de son être. Il nous faut faire des distinctions dans ces différentes positions. Cependant la position du mélancolique vient sans doute nous dire quelque chose de fondamentale sur la question de la honte en tant qu'elle expose les coordonnées tragiques de l' être humain, et la grammaire pulsionnelle en jeu ici est sans doute la plus délicate à admettre. Si on la décline ainsi : « chier, être chier, se faire chier » pourrait se conjuguer selon bien des variantes comme : expulser, être expulsé, se faire expulser. Ces mouvements pulsionnels primaires témoignent au mieux de la chute de l' objet ce qui est bien moins lisible avec les autres objets pulsionnels en particulier avec l'objet regard. La promotion du regard dans l' analyse de l' affect de la honte pourrait tenir à cela que c'est dans ce cas que la chute de l'objet est le plus voilé. L'expulser, c'est l'expulsion de ce qui est l'objet interne considéré comme mauvais, être expulsé n'est-ce pas ce qui se joue à la naissance , se faire expulser pourrait prendre en compte que cette expulsion participe d'un temps subjectif , que le sujet est partie prenante, voire même que c'est ce qui pourra le constituer comme sujet d'avoir par exemple à faire tomber cette identification imaginaire au phallus. Un autre objet pulsionnel est à retenir dans l'analyse de la honte c'est la voix cela d'autant qu'on y reconnait une place d'importance dans le surmoi. C'est la voix qui commande , c'est la voix qui juge : voix intérieure et insistante chez l' obsessionnel, voix xénopathique qui critique et menace chez le délirant. Comment entendre ici la grammaire pulsionnelle : temps actif : parler, dire, chanter, sans oublier le moment inaugural qui est celui du cri du nouveau-né. C'est son passage à une situation aérienne qui provoque en retour cette expulsion, ce cri lancé dans le monde. Le temps passif : être parlé , ce qui signale comment l'infans est d'abord parlé par l' Autre , qu'il est pris dans le langage et qu'il en est affecté, et cela dès la situation in-utéro. Alors comment ce troisième temps le concevoir ici ? : le « se faire parler » , nous avons bien la supposition d'un lieu Autre qui se tient dans une certaine altérité et qui pourtant concerne le sujet dans son intimité. Freud avait appelé cela l'inconscient. Il est un fait que parfois ce lieu se met à parler tout seul comme dans les rêves, dans les lapsus, dans les actes manqués. La règle fondamentale de la cure analytique invite l' analysant à « se faire parler », où plus justement « se laisser aller dans la parole ». Or c'est précisément là qu'il est courant, qu'il est ordinaire que le sujet y rencontre la honte et qu'il peut rechigner à continuer à s'y soumettre à cette règle de tout dire ce qui vient. L'affect de honte n'indique-t-il pas ici qu'il n'est pas sans avoir une place structurale dans le procès de la subjectivation ? On pourrait sans doute en dire autant de l' angoisse. Qui pourrait prétendre qu'une cure psychanalyse pourrait faire l' économie de l' angoisse ? C'est bien ce que tente de nous faire croire les promoteurs de la psychothérapie. Honte et angoisse ne sont pas identifiables et elles ont des fonctions différentes dans le rapport au lieu de l' Autre. Il nous faudra revenir plus tard sur cette distinction. La question qui s'est d'abord imposé avec la honte est de savoir comment avec cet affect les différents registres pulsionnels ont été mobilisés ? Comment cela concerne et spécifie les différentes modalités de la honte ? Dans une catégorisation phénoménologique , on s'est laissé aller à distinguer la honte du mélancolique, la honte de l' adolescent, la honte « antillaise », etc, ce qui nous laisse devant l'intuition que l'état de l' Autre n'y est pas dans chaque cas le même. On me rapportait dernièrement que dans une certaine contrée du Cambodge que cette personne visitait on ne cessait de l' alerter : « Attention Snake ». Ce qui dans ces villages reculés au fond de la jungle pouvait se comprendre. Mais tout de même la répétition de cette alerte ne lui semblait pas toujours à propos et elle finit par comprendre qu'il ne s'agissait pas de serpent mais de mine anti-personnelle ! Ce fut une région tout spécialement concernée par la guerre du Vietnam, la route Ho-chi-min passait par là. D'où une profusion de systèmes défensifs installés par les belligérants. Ce qui continue à faire des dégâts un demi-siècle plus tard. Le nombre de personnes estropiées par ces engins est considérable. En y réfléchissant après coup elle se demandait pourquoi ces populations ne pouvaient mettre en alerte les visiteurs en signalant le risque de mine. L'idée qui m'est venue alors dans cet échange, c'est que ces populations avaient honte de présenter leur village comme un lieu à risque, que leur pays avait été martyrisé par ces engins de mort, et qu'il était moins « minable » si j'ose dire d'inviter à la prudence quant à la présence d'éventuels reptiles. Il y avait donc dans cet « Attention Snake » la délicatesse d'une pudeur.
Nous allons terminer là-dessus avec l'idée que cet affect est en effet explosif. Ce qui me semble pouvoir avancer c'est qu'il y a une intrication des pulsions, que cela va conduire à divers montages et donner sa particularité à telle honte, que la honte est plurielle. Ainsi Lacan dans R.S.I. (leçon du 08.04.75 ) parlait à propos de la paranoïa d'un engluement imaginaire où la voix en vient à sonoriser le regard. Alors dans la mélancolie, est-ce qu'on ne pourrait pas parler du regard qui serait fécalisé ? Marcel Czermack parlait de désintrication pulsionnelle dans certains états psychotiques. Alors on pourrait considérer que la honte puisse parfois apparaitre comme l'indice de cette désintrication. Il y a sans doute ici à situer comment le fantasme fondamental est une structure propre à maintenir une consistance. Le moment de la honte adolescente est le plus souvent ce qui concerne le désir c'est une honte du désir. Or le désir est suspendu au fantasme soit ce qui articule le sujet divisé et l' objet cause de son désir, l'objet petit a. Le fantasme vient dire l'impossible saisie de l'objet. La honte de l' adolescent pourrait être l'indice de son impatience et son empêchement à faire le tour de cet objet. Chez le mélancolique, cela ne se présente pas du tout comme cela : C'est une honte de vivre, c'est la conviction d'une indignité fondamentale où l'identification à l' objet va commander en retour l'éjection du sujet. C'est une honte de l' être. A lire ces cliniques différentielles à l'aune de la pulsion il reste que la pulsion scopique apparait comme étant privilégiée pour la mobilisation de cet affect. On pourrait l'articuler avec le stade du miroir et la première identification imaginaire. Si la honte se manifeste dans cette occurrence , il y a la problématique identificatoire à l'image spéculaire , mais il y a aussi la validation par l' Autre de cette image comme étant celle du sujet. Or cette intervention de l' Autre si elle arrime cette image au symbolique vient aussi faire signe de la jouissance de l' Autre , le signe d'une puissance qui valide ou pas l'existence.
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1 Marie-Germaine Dorgeuille me signalait après-coup ceci à propos de cette expression dont on retrouve la trace dans le Littré : cette histoire remonte au XIIIème siècle. L'antéchrist a préparé deux plats pour ses invités (?): "un entremets y eut d'une merveilleuse friture des péchés faits contre-nature....d'une tonne de honte pleine convint l'entremets abreuver; car ceux en convinrent crever qui eurent la friture eue s'ils n'eussent honte bue". 2 Lacan dans un premier temps de son élaboration sur la pulsion concevait un circuit qui tournait autour d'un vide central comme lieu de la Chose qui reprenait la notion freudienne de Das Ding. Puis avec son invention de l' objet petit a celui-ci va être ce autour de quoi tourne le circuit pulsionnel. 3 Il n'a pas été possible pour des raisons de copyright d'insérer ici les photos. On peut cependant en avoir un aperçu en consultant le site d'Isabelle Chapuis : www.isabellechapuis.com