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L’avenir de la psychanalyse

Bernard Vandesmersch Angers le 31 mars 2012

Argument

L’absence de rapport « naturel » entre les sexes chez l’être humain semble la source principale de la civilisation mais aussi du malaise qui l’accompagne.

Ce malaise est d’abord apparu comme le résultat d’un excès de répression des pulsions. Il s’accompagnait de symptômes relevant de névroses bien qualifiées : phobique, hystérique, obsessionnelle. Aujourd’hui, il serait plutôt l’effet d’un idéal exténuant de réussite et de jouissance sans entraves dont les symptômes apparaissent au premier abord bien moins structurés par le langage : dépressions, stress, addictions.

La psychanalyse, talking cure née à la fin du 19ème siècle sur la trace des symptômes de l’époque, reste-t-elle un recours thérapeutique face à ce nouveau malaise ?

A-t-elle-même quelque chance de survie dans cette nouvelle économie psychique si l’inconscient lui-même ne suscite plus guère de curiosité?

En dépit de sa relative disgrâce officielle, qui lui aura peut-être été salutaire, la psychanalyse est plus que jamais un lieu de respiration pour le sujet, quoique rationnel et sans promesse de salut.

Conférence

1. Constat d’actualité

On n’a sans doute jamais autant publié de livres et de revues psychanalytiques. Il n’y a jamais eu autant de psychanalystes (en France, au moins), souvent avec peu d’analysants, il est vrai. En même temps la psychanalyse n’a sans doute jamais été autant critiquée. Ce ne sont plus tout à fait les mêmes critiques que lorsqu’il s’agissait pour Freud de faire reconnaître sa découverte de l’inconscient. Aujourd’hui, avec le temps, des philosophes et des historiens contestent l’honnêteté de son fondateur, l’originalité et la validité de ses découvertes. Des psycho-pédagogues accusent son influence délétère sur l’éducation des enfants. Des militants progressistes, au contraire, la jugent réactionnaire en ce qui concerne les mœurs sexuelles des adultes. Des praticiens modernes contestent son efficacité thérapeutique. Des « scientifiques » lui reprochent de se refuser à une évaluation objective de ses résultats. Un parlementaire en vient même à demander qu’elle soit interdite dans l’abord de l’autisme, (et par extension à tous les troubles de l’enfant) et l’HAS elle-même, dans un geste pilatique, sans la condamner, ne trouve aucun argument pour la sauver.

A cette liste faut-il ajouter les psychanalystes eux-mêmes ?

Freud revenu de son optimisme initial dans Analyse finie et analyse infinie reconnaît qu’ « il est indiscutable que les analystes eux-mêmes ne sont pas toujours parvenus au degré de normalité auquel ils voudraient élever leurs patients et c’est là un fait dont les adversaires de la psychanalyse ne manquent pas de faire état pour démontrer la vanité des efforts psychanalytiques. »

Avant de faire de la psychanalyse la troisième profession « impossible » après l’art d’éduquer les hommes et l’art de gouverner. On peut regretter que Freud n’ait pas alors saisi ce que cet impossible devait à ce qu’il appelle lui-même le dieu Logos. Freud, pourtant ferme dans son athéisme, ne semble pas reconnaître les limites de la rationalité alors même qu’il se voit contraint du fait même de ces limites,

- soit de situer cet impossible dans un recours à un prétendu « fait biologique », à savoir « le refus de la féminité » pour rendre compte du « grand mystère de la sexualité » et notamment le complexe de castration,

- soit d’inventer le mythe du meurtre du père de la horde primitive pour faire tenir l’édifice.

Son insistance sur la réalité du meurtre d’un père primitif qui s’accaparait toutes les femmes (Totem et Tabou), donne corps à une sorte de culte phallique de l’Œdipe. Il faut bien s’y résoudre, l’Œdipe n’est qu’un mythe et qui n’est pas universel. Mais il a été la porte d’entrée de Freud pour la découverte de la castration.

La castration, c’est-à-dire l’interprétation de l’aspect des organes génitaux féminins comme un manque de pénis chez la mère, est la présentation sous forme imaginaire du manque dans le langage d’un signifiant qui en garantisse la vérité. Elle élève l’organe phallique au rang de signifiant du désir. Elle a incontestablement un effet « normalisant » et intellectuellement stimulant à travers une énigme : « pourquoi l’homme ne doit-il assumer les attributs de son sexe qu’à travers une menace, voire sous l’aspect d’une privation ? » (Lacan, la signification du phallus, Ecrits, p. 685). Et cet effet normalisant tient à la mise en place d’un réel : l’absence de tout rapport naturel ou logique entre les sexes au profit d’un rapport spécifique et non complémentaire de chaque sexe au phallus[ii]. Ce discord entre les sexes semble être la source principale de la civilisation en raison de la nécessité d’y substituer une création (le fantasme chez le sujet, les lois de la parenté, entre autres, pour la société) mais aussi du malaise qui l’accompagne. Ce malaise est d’abord apparu à Freud comme l’effet d’un effort excessif de répression des pulsions demandé par la civilisation. Cette répression s’accompagnait de symptômes relevant des grandes névroses que la psychanalyse a bien contribué à décrire et qualifier et dont l’analyse révélait la structure langagière. Encore faut-il dissiper l’illusion d’un rapport de cause direct : la force du surmoi est souvent inversement proportionnelle à la rigidité de l’éducation.

Aujourd’hui le malaise serait plutôt l’effet d’un idéal exténuant de réussite et de jouissance sans répression dont les symptômes apparaissent moins structurés par le langage : dépressions, stress, addictions. La psychanalyse, talking cure, née à la toute fin du XIXème siècle reste-t-elle un recours thérapeutique devant ces nouveaux symptômes ? A-t-elle quelque chance de survie dans cette nouvelle donne si les symptômes ne recélant plus d’énigme, l’’inconscient ne susciterait plus guère de curiosité ?

Pour répondre à ces questions je me propose d’abord de reprendre les propres questions de Freud sur le malaise social et la psychanalyse puis celle que Lacan se pose à partir de sa révision des causes du malaise social.


2. La psychanalyse, illusion freudienne appelée à se dissiper?

Freud, dont la découverte a consisté à prendre au sérieux son propre désir inconscient « qu’il a suivi contre son gré » dit Lacan, a d’autant plus été attaché à l’idée de la scientificité de l’analyse. Son souci était de se démarquer d’occultisme. En 1927 [iii]Freud s’interroge sur l’avenir d’une illusion, la religion. C’est une illusion, dit-il, non pas tant pour ce que la doctrine religieuse reposerait sur des erreurs ¾ souvent ses énoncés sont invérifiables et quand ils sont en contradiction manifeste avec les acquis de la science, la religion peut faire son aggiornamento, c’est-à-dire interpréter les textes ¾ mais pour ce que « dans sa motivation, l’accomplissement de souhait (Wunscherfüllung, c’est le mot même qu’il emploie pour qualifier le rêve) vient au premier plan… ».

« … il serait fort beau qu’il y eût un Dieu, Créateur de mondes et providence bienveillante, qu’il y eût un ordre moral du monde et une vie dans l’au-delà, mais il est néanmoins très frappant que tout cela soit exactement ce que nous ne pouvons manquer de nous souhaiter… ».

Freud ne cache pas son vœu, à lui, qui est de la victoire de la rationalité. Il se fait le vigoureux défenseur de la science : « Non, notre science n’est pas une illusion. » Mais il ajoute avant de conclure : « Mais ce serait une illusion de croire que nous pourrions recevoir d’ailleurs ce qu’elle ne peut nous donner ».

Avec cette dernière phrase Freud donne le coup de grâce à la religion mais, malgré cette précaution de style, ce n’est qu’une partie du problème car ce n’est pas tellement l’absence d’un Dieu qui angoisse le névrosé mais l’absence de garantie de la vérité. Or il faut faire ici quelques remarques :

- Certes la science n’est pas une illusion et elle a des effets bien réels. Comme le dit Freud, elle ne sauvera pas notre condition d’orphelin, mais contrairement à ce qu’il pense, elle n’a aucun rapport avec l’amour de la vérité. Rien ne guide ni n’arrête l’immense désir qui la porte et qu’elle ignore. Elle ne peut permettre à un sujet de se guider dans l’existence. Le savant fou n’est pas qu’une figure de science fiction.

- La science n’est pas une illusion mais « Dieu sait » de combien d’illusions elle est le support, ce qu’on appelle le scientisme et qui est le résultat d’un oubli curieux et constant que l’homme est un animal parlant et qu’il est soumis à l’incomplétude du langage : il n’y a pas de dernier mot et le sujet qui n’existe que grâce à ce manque dans le langage n’est pas non plus caché dans les neurones. Il « ex-siste » tout autant à son propre corps comme le reconnaît la langue : « J’ai un corps, je ne suis pas un corps. » Et l’angoisse est précisément la sensation d’être réduit à son corps.
- La psychanalyse, de n’être pas réfutable, ne peut plus se targuer d’être une science au sens strict (Popper). Du coup, certains analystes croient devoir tenir un discours contre la science. C’est pourtant elle qui est cause de la naissance de la psychanalyse. Dire avec Lacan que la science forclot le sujet, c’est dire par exemple que la formule de l’équivalence entre masse et énergie e = mc², cette écriture, se présente comme indifférente à ce que je peux en penser comme sujet et pas davantage comme le savoir d’un sujet caché dans le réel. Il aura pourtant fallu un sujet, désirant et plutôt doué, pour écrire cette formule.

Notons que la science n’implique pas cette forclusion pour le savant : Newton avait besoin de Dieu pour renseigner à chaque instant les planètes et aujourd’hui encore nombreux sont ceux qui se disent croyants.

Cette forclusion du sujet d’un savoir dans le réel, n’est-ce pas ce que Freud souhaitait?

Ce qu’il n’a pas vu, sans doute, c’est que c’est ce même sujet forclos par la science qui vient l’interroger, lui, Freud, le savant neurologue, dans le symptôme hystérique. Et diviser le corps médical : c’est organique, dit l’un, c’est psychique, dit l’autre[iv]. Freud est traversé par cette question. Le rêve de l’injonction faite à Irma, inaugurant L’interprétation du rêve, a aussi comme motion : « n’ai-je pas négligé une cause organique ? ». Il se termine sur un réel plus inattendu que les horreurs qui encombrent la bouche d’Irma : la formule développée[v] de la triméthylamine N ¾ (CH3)3. C’est en effet une écriture et c’est toujours par l’écrit qu’on aborde et déplace le réel.

Quoi qu’il en soit, la thèse de Freud, que son rêve est supposé confirmer, est que le rêve est l’accomplissement d’un vœu, ein Wunscherfüllung. Mais quel vœu ? Que sa thèse soit confirmée ? Le rêve tombe à point. N’y a-t-il pas là, cher Freud, selon votre propre dire, la marque de l’illusion ? En fait, c’est son adresse qui donne à un rêve son organisation et c’est sous transfert que l’objet a le tire pour signifier le désir.

Freud voit aussi dans la psychanalyse une tâche civilisatrice pour le sujet : Wo Es war, soll Ich werden : Là où c’était, je dois advenir. Cette tâche civilisatrice, il la voit à la fois comme une conquête scientifique, voire technique (l’assèchement du Zuyderzee) et comme une éthique qui comporte essentiellement l’acceptation de la réalité :

Dans Analyse finie et infinie : « N’oublions pas que la situation analytique est fondée sur l’amour de la vérité (Wirklichkeit), c’est-à-dire sur la reconnaissance de la réalité (Realität), ce qui doit en exclure toute illusion et toute duperie. » A le formuler dans ces termes il y a sans doute quelque illusion puisque la situation analytique, du côté de l’analysant, est fondée sur le transfert qui est la croyance en un sujet supposé savoir à qui s’adresse son amour et, du côté de l’analyste, sur un désir très particulier qui l’amène à en supporter la figure et que Lacan a défini comme désir d’obtenir la différence pure. L’analyse est née du désir de Freud mais pour Lacan, quelque chose n’en a jamais été analysé (Les quatre concepts).

La psychanalyse, pourfendeuse d’illusion, serait-elle elle-même illusion ? Si elle l’était, sur le mode de la religion, il n’y aurait pas inquiétude à avoir sur son avenir : la religion résiste bien et s’il faut en changer pour en avoir une plus ferme, c’est possible.


3. « La psychanalyse est-elle un symptôme ? » questionne Lacan dans Les non dupes errent.

Un symptôme n’est pas une illusion. Il tient au réel. Du fait de la structure du langage, la vérité ne peut être que mi-dite, l’autre moitié étant de jouissance. Quant à la réalité, elle est un montage fantasmatique qui est du même tissu que notre désir, l’amour de la réalité est amour d’un fantasme. C’est donc, au-delà de la réalité, au réel que l’analyse a à faire. Ce réel du sujet, sa condition d’exilé du langage et du corps que symbolise l’écriture : objet a, c’est dans le symptôme que nous le rencontrons, dans ce qui se met en travers de notre maîtrise.

On attend de la psychanalyse, pratique de langage, des effets réels. Pas seulement des effets imaginaires ni des effets dans le symbolique : des effets sur le réel du symptôme. Comment y parvient-elle ? Certainement pas en appliquant une méthode codifiée ou un quelconque protocole. Il y a un savoir faire, un truc, dit Lacan, qui, à vrai dire, malgré tout le savoir engrangé depuis que l’analyse existe, ne s’enseigne guère et ne marche pas dans tous les cas.

Voici comment, vers la fin de son enseignement (La troisième), Lacan envisage l’avenir de la psychanalyse si elle est bien un symptôme :

« J’appelle symptôme ce qui vient du réel. Ça veut dire que ça se présente comme un petit poisson dont le bec vorace ne se referme qu’à se mettre du sens sous la dent. Alors de deux choses l’une, ou ça le fait proliférer […] ou bien alors il en c[vi]rève.

Ce qui vaudrait mieux, ce à quoi nous devrions nous efforcer, c’est que le réel du symptôme en crève. Et c’est là, la question : comment faire ? »

En clair, si la psychanalyse est un symptôme[vii] [n’oublions pas ce qu’elle doit au désir de Freud et à l’époque] et si ce symptôme non analysé reçoit une juste interprétation, il en crève. Ça ressemble un peu à un suicide. En fait il s’agit de venir aussi à bout du réel d’où, comme symptôme, elle vient, soit du non-rapport sexuel :

« Le sens du symptôme dépend de l’avenir du réel, donc de la réussite de la psychanalyse. Ce qu’on lui demande, c’est de nous débarrasser du réel et du symptôme. [Si elle a du succès dans cette demande, on peut s’attendre à tout, à un retour de la vraie religion par exemple…] Si elle réussit, elle s’éteindra de n’être qu’un symptôme oublié. Elle ne doit pas s’en épater : c’est le destin de la vérité telle qu’elle-même la pose en principe. La vérité s’oublie [on la refoule]. Donc tout dépend si le réel insiste. Pour ça, il faut que la psychanalyse échoue. Il faut reconnaître qu’elle en prend la voie et qu’elle a de bonnes chances de rester un symptôme, de croître et de se multiplier… »

Il y a une part d’ironie dans ce propos de 1973, année du séminaire Les non dupes errent dont le titre même signifie que refuser l’illusion du transfert, c’est perdre toute orientation. Mais c’est un transfert qui n’en reste pas à l’illusion première d’un sujet supposé savoir mais porte sur le savoir inconscient. Il n’est pas démontré pour autant qu’on puisse se priver de toute attache à un fondateur. Lacan, lui, s’est toujours déclaré freudien.



4. La psychanalyse a-t-elle vraiment échoué à faire disparaître le symptôme ?

Le paysage a changé :

La dégénérescence légale de l’autorité paternelle est pratiquement achevée. C’est au nom de l’innocence de l’enfant que la loi s’exerce et non plus au nom de la légitimité d’un père vite soupçonné d’être un abuseur.

L’impératif économique, qui mine le discours du maître, ne laisse plus aucun domaine hors de son emprise avec son intempestivité spécifique. Pas de temps pour s’étonner, tenter de comprendre : il faut répondre dans l’instant. Le ton harcelant de l’interviewer des politiques le rappelle.

Le symptôme s’est tu : de grands savants ont déclaré que la psychanalyse avait tort et que l’homme était neuronal.

Est apparue une nouvelle illusion, un droit à la jouissance qui serait sans coût pour le sujet sinon financier.

Les névroses bien qualifiées : phobique, hystérique, obsessionnelle, se font (plus) rares même si leurs symptômes n’ont pas totalement disparu. Ils ont toutefois reçu de nouvelles appellations (TOCs, Troubles somatoformes, Troubles anxieux) qui d’ailleurs intéressent une clinique plus large que celle des névroses et ne sont plus référés explicitement à un refoulement pulsionnel. Notons qu’il existait aussi pour Freud des névroses actuelles qui ne relevaient pas de la psychanalyse car il les considérait comme le résultat direct d’un trouble actuel de la fonction sexuelle (et non comme une formation de l’inconscient trouvant sa source dans les conflits de l’enfance).

On pourrait dire que les névroses actuelles (sauf leur nom de névroses) sont plus actuelles que jamais. Ou plutôt que tous les symptômes nouveaux : dépression, stress, addictions sont considérés comme des névroses actuelles n’intéressant pas l’inconscient et n’indiquant pas un traitement psychanalytique.

Dirons-nous alors que la psychanalyse a réussi et qu’elle ne sera bientôt plus qu’un symptôme oublié d’une vérité dépassée ? Demi-succès puisque la mutation culturelle de nos sociétés depuis Freud montre que ce qui a été guéri du côté de la répression est en souffrance du côté de la jouissance avec de nouveaux symptômes (Ch. Melman).

Dès lors, à supposer que ces symptômes soient toujours l’objet d’une demande, comment la psychanalyse y répondrait-elle s’ils n’ont pas de savoir à délivrer ?

Or, l’expérience montre que bien souvent des symptômes se révèlent, voire apparaissent en cours de cure, si l’on veut bien prêter temps et attention à l’inconscient.

Ce que la psychanalyse rappelle, c’est d’abord que l’homme est un animal parlant, que de ce fait tous ses besoins sont contaminés par le fait d’être impliqués dans les exigences de l’inconscient, lui-même produit du langage, et que, dès lors pour l’animal parlant, la santé elle-même n’est pas indépendante du savoir inconscient.

En effet si la partition (au sens de ce terme en musique) de la vie est en partie écrite dans le savoir génétique, c’est le savoir de l’inconscient qui l’interprète ainsi qu’il le fait des traumatismes intercurrents. En l’absence de tout instinct guidant sa conduite, c’est lui qui opère en dépit de nos connaissances (qu’on pense à la façon dont se soignent les médecins). Ce savoir de l’inconscient est sans doute un savoir « emmerdant » (Lacan) mais il n’y a pas d’autre voie pour accéder au réel de notre condition. Une partie des dépressions nerveuses, forme moderne de la névrose actuelle, n’est peut-être qu’une panne dans la production de ce savoir inconscient. Cette panne est probablement un effet de la perte du référent paternel qu’on ne peut plus accuser de son échec qui donc retombe sur soi. Les jeunes, dit Melman, « ont le sentiment qu’ils doivent inventer leur vie, une vie qui serait plus riche, plus diversifiée et moins marquée par les interdits que celle de leur parents. Mais inventer une vie nouvelle, c’est extrêmement difficile d’autant qu’ils ne trouvent pas de textes de référence… » Et, ajouterai-je, quand ils en trouvent, il vaudrait mieux qu’ils aient appris à lire.

Comment les analystes répondront-ils à cette génération ?

5. La psychanalyse est devant plusieurs défis.

Les uns concernent les résistances des psychanalystes eux-mêmes. Les autres concernent son rapport à la culture ambiante.

Dans l’ordre symbolique, la psychanalyse a développé tout un corpus de savoir plus ou moins homogène qui peut donner l’illusion que l’on pourrait s’en servir dans une cure. Ces connaissances sont indispensables notamment dans le repérage de la structure, et, dans la cure, à l’analyse de ce qui s’y passe, mais elles ne fonctionnent pas comme savoir transmissible à l’analysant, sinon comme surprise.

Ce savoir lui-même fait parfois l’objet dans nos milieux d’une vénération quasi-religieuse. Pour contrer les détracteurs scientistes de la psychanalyse, on serait tenté de faire valoir ce savoir comme convergent avec celui de la science. Certains psychanalystes souhaiteraient s’engager dans ce sens. Mais il n’y a pas de psychologie psychanalytique. Aussi avancée que soit la théorie, « la psychanalyse n’est pas la science de l’objet a », ni du sujet, ni de l’inconscient ». C’est une pratique qui prend en charge ce sujet dont ni la biologie, ni la linguistique, ni personne ne peut rien dire sinon que son existence ne se soutient que d’un certain rapport à cet objet a.

La psychanalyse n’a pas pour autant à refuser les découvertes de la science et en particulier des neurosciences ¾ sans naïveté. Il semble exister dans notre société un certain désintérêt pour la science dont il serait dommage que les analystes participent. Ce n’était certes pas la position de Lacan. Je ne rappellerai pas ici l’étendue de sa culture dans ces domaines.

Quant à l’enseignement de l’analyse dans les facultés, c’est sans doute une catastrophe mais qui permet au moins que certains signifiants de l’analyse restent en circulation dans la culture et produisent des effets. Sa disparition serait sans doute pire.

Dans l’ordre imaginaire, on a parfois cru que la psychanalyse était une promotion de la subjectivité. On milite pour la défense du sujet. On vire ainsi aisément au discours de l’hystérique. Or ce dont il s’agit ce n’est pas de le défendre, ce sujet, mais d’admettre que « de notre position de sujet nous sommes toujours responsables ». Il en va de même d’autres idéaux qu’ils soient de beau ou de bon, de liberté ou de vérité. La psychanalyse n’a pas à réfuter ces idéaux mais une cure ne saurait s’achever sans que l’analysant n’ait été un instant réveillé de son hypnose qui n’est autre que la coalescence de l’idéal avec l’objet cause du désir.

On le voit, ce que l’analyse est seule à prendre en charge, c’est la question du désir et de sa cause, un réel que trahit le symptôme. C’est pourquoi elle ne vise pas à supprimer ce « petit poisson vorace » directement, mais à le déchiffrer.

Elle sait qu’un sujet humain ne tient pas sans une certaine consistance de la pensée et du savoir, mais que pour que ça tienne ensemble sans étouffer le désir, il faut que cette pensée et ce savoir soient aussi troués. Il n’y a pas à combler les trous mais à se tenir sur leur bord. A cette condition et en dépit de sa relative disgrâce, qui lui aura été somme toute salutaire, la psychanalyse, dans tous les lieux où elle trouve à s’exercer, en cure, en supervision etc. est plus que jamais un lieu de respiration pour le sujet, quoique rationnelle et sans promesse de salut.

Et d’ailleurs, la psychanalyse commence à voir revenir vers elle ceux qui se sont lassés de bien des thérapies, de celles qui, de se vouloir évaluables scientifiquement, ne laissent guère de place aux surprises et méprises de la langue, comme de celles dont le langage « poétique » ou quasi-délirant cache mal l’inconsistance des références.



[i] Cette conférence, faite dans le cadre de l’ALI-EPCO s’inscrit dans la suite de la conférence faite le 16 avril 2011 à La Rochelle « La psychanalyse est-elle efficace ? ». On pourra également se reporter à mes articles Freud, Lacan in Le siècle rebelle, dictionnaire de la contestation au XXème siècle sous la direction d’Emmanuel de Waresquiel, Paris, Larousse-Bordas/HER 1999.

[ii] Avant la symbolisation du phallus il n’y a pas de rapport sexuel puisque pas de différence entre les sexes ; avec la symbolisation du phallus il y a un rapport différent de chaque sexe à la castration.

[iii] Soit deux ans après le « procès du singe » à Dayton contre John Scopes qui osa enseigner la théorie darwinienne de l’évolution contre une disposition juridique en vigueur dans l’état de Tennessee stipulant que toute version de la création du monde autre que celle de la bible était interdite dans les écoles publiques.

[iv] Freud, qui avait entendu dans les couloirs de la Salpétrière Charcot dire à son assistant : « Mais, dans des cas pareils, c’est toujours la chose génitale, toujours, toujours », s’étonne : « S’ils le savent, pourquoi ne le disent-ils pas ? »

[v] Le dessin de cette formule, réunion de trois branches, pourrait évoquer à celui qui ne craint pas l’anachronisme le nouage borroméen de trois consistances identiques (réel, symbolique, imaginaire)

[vii] Lacan tient à préciser que la psychanalyse n’est pas un symptôme social car le lien à deux qu’elle instaure, en lieu et place du rapport sexuel (ça se fait sur un divan), ne fait pas société. Ce pourquoi il a fondé une école qui n’est pas une société mais un lieu qui se définit de ce qu’il enseigne au sens antique. Il n’est pas donné à tous les psychanalystes de faire école.