Car le plus lourd fardeau, c'est d'exister sans vivre1.
Pierre MICHEL2
Dans mon exposé la vieillesse apparaîtra en filigrane et sera en
quelque sorte éclipsée par les effets délétères des processus
pathologiques qui obscurcissent la fin de vie des personnes âgées.
Médecin bénévole, je suis membre du conseil d’administration de la
fédération « Générations Mouvement » qui regroupe un nombre important
d’associations dénommées « les aînés ruraux » représentant en France
plus de 600 000 adhérents. La Fédération m’a proposé de mettre en œuvre
un accompagnement d’aidants familiaux sur le territoire de la Vienne.
Il y a 50 ans G.M. s’est donné pour mission de créer du lien social.
Ses missions historiques à l’époque en milieu rural : aider les
personnes vulnérables et handicapées, lutter contre l’isolement. Les
missions plus récentes sont la représentativité des usagers de la santé
et l’assistance aux aidants.
Le monde associatif dédié à la santé est peuplé de retraités qui, par
définition sont des personnes âgées, lesquels, à l’évidence, font de
leur vieillissement, bon usage. Ceux-là ne se contentent pas d’exister,
ils vivent. Pourtant toutes ces personnes sont, ou bien des malades, ou
bien des personnes accompagnant des malades et ils ont choisi de se
battre et de se coltiner avec le « pathos».
Ce sont des gens pour qui l’existence pourrait être un lourd fardeau
pour rappeler l’expression de Victor Hugo. Et cependant ils trouvent en
eux le dynamisme pour investir du temps pour les autres en se
décentrant d’eux-mêmes (j’évoquerai plus loin l’idée de résilience). Là
où beaucoup d’autres s’épuisent littéralement à porter une charge
qu’ils ne cherchent même plus à partager sinon dans une répétition
d’examens biologiques, d’interventions médicales, d’évaluation du
handicap. Ce qui contribue à réifier un sujet.
Ma réflexion aujourd’hui émanera de rencontres avec des aidants dans le
cadre de groupes de parole que j’ai animés, alternant avec des temps
d’information conduits par des personnes d’expérience et des temps
d’activités ludiques et conviviales toujours très appréciées.
De qui parle t on sous ce terme d’aidant ? Fruit du lobbying associatif
au début des années 2000 le législateur va devoir reconnaître le statut
de l’entourage du malade et établir des critères communs
d’identification sociale ; d’où le terme générique d’aidant familial ou
aidant proche. Le vocable d’aidant naturel avait été préalablement
usité.
Ainsi l’aidant va être défini comme toute personne qui accompagne
bénévolement une autre personne en situation de dépendance ou en perte
d’autonomie.
Mais pourquoi observe-t-on qu’un grand nombre de personnes qui se
trouvent dans cette situation d’accompagnement répugnent à se
reconnaître comme aidant ? Le caractère réducteur et dépersonnalisant
du terme ne peut nous échapper. Ceci dit, feignons de nous accommoder
de cette terminologie qui a le mérite de circonscrire une population à
risque.
Qu’en est-il de la relation entre l’aidant et la personne aidée en
perte d’autonomie, le plus souvent âgée et atteinte de poly-
pathologies ? Ce qui fait de la sénescence un vieillissement
pathologique.
Pourquoi les Pouvoirs Publics se sont-ils préoccupés du sort de ces
personnes qui, pour la plupart, étaient des « invisibles » comme les
décrivent avec une certaine désinvolture les services sociaux ?
Plantons le décor.
Il s’agit le plus souvent d’un huis clos : celui de l’aidant proche et
de son compagnon d’infortune.
Vous savez que les Pouvoirs Publics encouragent une politique des soins
à domicile ; encourager est un mot faible quand il s’agit du Pouvoir.
Le pouvoir décrète, enjoint ; il pratique l’injonction ; et celle-ci va
contribuer à assigner à résidence les deux acteurs de la pièce.
Budgétairement le procédé est intéressant : ce bénévolat des aidants
familiaux, en matière de santé, est estimé de 11 à 18 Milliards d’Euros3
. Joli tour de passe-passe au jeu du bonneteau que nous propose l’état
providence.
Mais revenons à la mise en scène.
Deux personnes le plus souvent âgées et qui ont une longue histoire
commune ; l’une est porteuse d’une pathologie à caractère chronique
laquelle réduit de plus en plus sa mobilité, son autonomie son aptitude
même à penser son existence au quotidien. L’autre, désignée socialement
comme aidante et qui ignore tout de la pathologie et des stratégies à
adopter, tandis que rode l’intruse : à savoir : la maladie qui pétrifie
et qui dévitalise et qui s’installe inexorablement comme une chose
gluante, poisseuse et envahissante. L’intrus pourquoi pas, ce peut être
la sénescence, ce fruit d’un mystérieux délitement constitué de perte
d’intérêt à vivre, d’enfermement sur soi, mis sur le compte du
vieillissement parce qu’immanquablement, on a besoin de nommer « la
chose ».
Ce théâtre domestique est celui de l’intimité, du confidentiel, du
monde privé où s’est installé un hôte sur un mode intrusif ; un hôte
qui parasite, qui affaiblit, qui transfigure et dont la présence va
jusqu’à générer de la honte, de la peur et de la réticence à demander
de l’aide pour s’en protéger. C’est un théâtre où il ne faut pas de
spectateurs car les acteurs ne veulent pas ou ne peuvent pas montrer
leur vulnérabilité. C’est une sorte de huis clos ou seuls quelques
professionnels ont le droit d’intervenir et encore. Le médecin traitant
ne visite plus, il n’est plus un médecin de famille ; le service à
domicile est ressenti comme une intervention inappropriée. Que de fois
ai-je entendu critiqué l’ A.D.M.R. (le plus souvent parce que les
intervenants changent tout le temps): pas d’attachement affectif
possible.
Je pense à ma tante,94 ans, Mauricette a une aide à domicile qui
intervient soir et matin : c’est sa chère Maria, qui lui coûte beaucoup
plus cher que l’A.D.M.R., mais elle n’en a cure. Maria est présente
dans sa pensée toute la journée.
On entend une chanson en arrière-fond : c’est Jacques Brel chantant les
vieux : « Les vieux qui ne parlent plus, ne rêvent plus, ne bougent
plus et qui n’ont plus qu’un cœur pour deux ».
Bien entendu ce n’est qu’une représentation et quand on estime qu’en
2019 il y aurait de l’ordre de 11millions d’aidants4 en France
on se
doute bien que ma pièce de théâtre n’est pas très représentative
…quoique !!
Quelle est cette scène dont on détournerait le regard ?
Le martyre de la vieillesse se trouve enfermé là, dans la peur de
vieillir, d’être abandonné, la peur d’être seul, de devenir fou ou
dépendant. Être malade et ne plus pouvoir faire partie de la communauté
des vivants.
La maladie chronique en raison de sa nature intrusive et « maléfique »,
envahissant de manière inéluctable, va radicalement changer les codes
familiaux et les relations intersubjectives des personnes ; l’aidant
est désorienté par la présence de ce supposé proche qui est devenu
quelqu’un d’autre.
Dans ce voyage que je fais avec les aidants ou je suis censé tenir la
barre et connaître les instruments de navigation il me faut bien
quelque boussole : je l’appellerai : altérité.
Pour moi le sujet de l’altérité s’est imposé comme l’épicentre d’une
compréhension de ce duo singulier. Je rappelle que le proche malade a
la particularité d’être « socialement » déterminé comme personne en
état de dépendance. La dépendance évoque évidemment la relation
Mère-Enfant , le terme mère étant évidemment indice d’une présence qui
entretient la vie. La dépendance va réinterroger la nature même de
l’interdépendance.
Le travail conceptuel de Winnicott m’a paru alors une bonne boussole
pour questionner les vicissitudes d’un lien entre les acteurs de ce
couple que j’appellerai la dyade aidant/ aidé.
« Les deux termes ébauchés de la dyade pointent l'un vers l'autre et
chacun engage son être dans l'être de l'autre ». Jean-Paul Sartre, Être
et Néant.
J’emprunte un terme à Spitz qui comme vous savez il a introduit dans
les années 50 l’hospitalisme, à propos des enfants carencés en soins
maternels. Le célèbre psychiatre Winnicott emploie la notion de couple
nourricier pour caractériser l’attachement primordial d’une mère et son
enfant, cette niche sensorielle devenant le creuset des futures
interactions entre individus.
Symboliquement je propose de représenter la dyade, non pas avec un
trait d’union mais par une barre (un peu à la manière de la séparation
dans la théorie de Saussure entre le signifié et le signifiant) comme
une coupure, l’équivalent d’une blessure qui laisse une sorte de béance
dans laquelle s’inscrit le réel énigmatique de la maladie, de la
vieillesse ou de la finitude. L’être humain se construit dans une
relation d’altérité.
L’écoute de l’autre s’inscrit dans cette relation, faite du récit
manifeste et de ses énoncés latents, ces énoncés qui s’accompagnent et
se fortifient de la gestuelle du corps qui contribue à dire le vivant.
Ce modèle Mère-Enfant est très « parlant » pour les gens d’autant plus
qu’une très grande majorité des aidants sont des femmes. Et ce modèle
peut être utile pour suggérer certains aspects du lien qu’elles ont
noués avec leur proche rendant plus intelligibles des comportements
parfois préjudiciables. Ne dit-on pas que l’enfer est pavé de bonnes
intentions !
Lorsque la personne malade a perdu son autonomie et que les conditions
environnementales contribuent à sa régression, la tentation est grande
pour l’aidant de réactualiser une situation Mère-Enfant primitive ce
qui à l’évidence va contribuer à infantiliser son proche. Le risque est
grands dés lors d’entrer dans une relation qui peut devenir tyrannique
pour l’un et pour l’autre et insensiblement dégénérer et devenir
pathogène.
Peut-on alors évoquer l’émergence d’une aliénation, le connu devenant
étranger ; chacun des sujets se charge de porter ce qu’il fantasme de
l’autre. L’aidant est confronté à un changement radical de son
compagnon qui n’est plus celui qu’il était ; l’aidé est soumis à
l’intrusion d’un objet qui transforme son rapport au monde. Le couple
peut se mettre à dysfonctionner au point que ça produit de la
maltraitance ou/et que ça renforce les processus de régression de
l’aidé. La charge devient tellement chronophage qu’elle peut entraîner
la mort prématurée de l’aidant par un effet d’épuisement.
Telle la maladie d’Alzheimer il y a30 ans on parlait plutôt de démence
sénile et en 1 an le patient décédait souvent à l’hospice. Aujourd’hui
la durée de vie moyenne de la maladie après que le diagnostic précoce
de la maladie soit posé est de 8ans. Or 2 aidants sur 3 seront décédés
dans les 3 ans qui suivent l’établissement du diagnostic.
Je pense qu’en offrant un espace de paroles aux aidants on peut agir
sur la construction/ déconstruction de cette aliénation et je souscris
à la politique de répit que soutient les Pouvoirs Publics, non sans
ambivalence. Si le répit peut se définir comme un temps pendant lequel
on cesse (provisoirement) d'être menacé ou accablé. Le temps des
groupes de paroles ou des groupes didactiques ou des groupes
d’expression ludiques s’inscrivent dans cette politique. Mais les
groupes de paroles eux doivent répondre à des règles strictes comme
vous savez, portant sur la confidentialité et la libre expression en
particulier.
Le groupe est une sorte de matrice à penser. J’ajoute que pour
participer au groupe de paroles il y a une exigence : l’aidant est
volontaire et vient sans la personne aidée. La séparation est actée,
actualisée et signe un retour au libre arbitre.
Cyrulnik écrit en 2005 : « Chez les personnes âgées, l’identité
narrative est plus forte que jamais car ils ont repensé, raconté,
cherché à comprendre, écrit, évoqué et avec l’âge, ils veulent plus que
jamais comprendre ce qui s’est passé. » Ainsi, les deux mots-clefs de
la résilience, l’affect et le sens, sont plus vivants que jamais chez
eux, même s’ils prennent une forme différente : une capacité à se
projeter dans le futur. Je retrouve chez les aidants qui participent à
nos groupes de paroles ces aptitudes.
Ma conviction c’est que quelque chose d’une force vitale existe chez
eux et que cette énergie est soutenue par l’effet de groupe. Leur
capacité de résilience (qui est peut-être aussi une disposition à
s’émerveiller) entre alors en résonance avec l’aptitude gratifiante du
groupe.
Ce que j’entends, c’est ce que disent les aidants de leur
ré-enchantement : il retrouve du plaisir à respirer, il retrouve le
plaisir à échanger avec les autres et ils ont selon leur expression le
sentiment de « lâcher prise » et de retrouver des repères. Ils ne nient
pas la réalité inquiétante, ils en détournent le regard …provisoirement.
Le philosophe Pascal évoquant le divertissement, disait déjà « les
Hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont
avisés pour se rendre heureux de n’y point penser ».
- 1 Victor Hugo, Les châtiments.
- 2 Psychiatre, membre de la Fédération Génération Mouvement.
- 3 D’après Bérengère Davin et Alain Paraponaris (2012), la valeur
monétaire du travail des aidants familiaux pourrait représenter entre
12,3 et 15,6 milliards d’euros, soit entre 0,6 % et 0,8 % du produit
intérieur brut. (2012)
- 4 En 2016, la plupart des publications s’accordent sur les chiffres :
8.3 millions de personnes en France sont aidants familiaux d’un proche,
dont 4.3 millions auprès de personnes âgées de 60 ans ou plus (qui
vivent à domicile) dont 3,4 millions pour des actes de la vie
quotidienne et 4 millions auprès de personnes âgées de moins de 60
ans.(thèse Isabelle Robineau UPEC) 2018 e en 2019, 11millions
estimation de l’OCIRP