Jean-Luc DE SAINT- JUST1
A l’issue de cette première journée qui fut fort intéressante, très
instructive, je ne vais pas trop en rajouter, juste faire quelques
petites remarques, rappels, comme ça, au passage, de points déjà
abordés, mais sur lesquels il me semble important de revenir. Des
points tricotés avec la lecture actuelle du séminaire que nous mettons
au travail cette année dans notre association, l’éthique.
Peut-être est-il nécessaire, préalablement, que je précise d’où je
parle ? Voici quelques années, plus de dix ans je crois, que j’ai animé
avec Jacqueline Bonneau qui en fut à l’origine, puis avec Rozenn Le
Duault qui nous a rejoint, un cercle d’étude à Paris qui a pris comme
titre : l’âge du sujet ! C’est Véronique Ballu-Vernet, que nous
entendrons demain, qui en assure aujourd’hui la coordination.
La référence initiale de ce cercle fut un texte de Charles Melman «
Comment ne pas devenir des petits vieux ? »1 qui rappelle
que dans le
vieillissement c’est le désir et plus précisément le sexe qui est
radicalement rejeté. Ce rejet est une façon de faire face à la
sidération des effets de l’âge ; c’est-à-dire de faire face à ce corps
objet… dépendant des soins de l’autre. Il me semble essentiel de
préciser de quoi nous parlons depuis ce matin dans ce colloque. Car
j’ai noté au cours de cette journée que nous ne parlons pas tant de
vieillir, ou de vieux, plusieurs sont ici et d’autres que nous
connaissons bien sont ailleurs et vont très bien. Ce n’est pas de ceux
là, ni de cela, dont nous parlons, mais bien spécifiquement de
personnes dites dépendantes, plus précisément encore de leur «
corps-dépendants ».
Or, ce corps, que ce soit celui de l’infans ou du vieillard, c’est bien
le plus vil des états après la mort, pour reprendre à ma façon la
maxime de Saint-Augustin. Parce qu’il me semble que c’est bien par les
effets imaginaires de cette dépendance, que ce curieux lien est
toujours plus ou moins établi entre l’infans et le vieux, ou plutôt le
vieillard. Il y a là une proximité du corps, un certain rapport au
corps, qui rend inacceptable, pour l’un comme pour l’autre, malgré
Freud, que celui-ci puisse être reconnu comme érotique, comme « corps
érotique ». Ce qui est la même question que celle qui s’en déduit pour
nous, celle du « corps du désir », qui comme vous le savez n’est jamais
loin du « corps du délit ». Mais cela va plus loin que la question du
corps du désir, et puisqu’il est cliniquement et théoriquement légitime
d’associer le désir au sujet, il n’est pas incongru de se demander si
ce n’est pas aussi la même question que celle du statut de l’indien
dans la controverse de Valladolid. L’infans comme le vieillard, ont-ils
eux aussi une âme ? Pas l’enfant, mais l’infans (celui qui ne parle
pas), pas le vieux, mais le vieillard, ce qui n’est pas un âge bien
entendu, mais un état, ont-ils encore une âme ? Autrement dit, une
subjectivité qui les travaille, qui les divise, un conflit moral dans
leur rapport à leur désir inconscient ? Peuvent-ils en corps en
répondre ?
C’est une très ancienne question, la place que l’on fait à nos petits
vieux, de savoir selon les cultures comment on traite cette question.
Ce qui a directement comme incidence des effets de traitement. En
France, actuellement, on les interne dans des Ehpad. Car être un
vieillard aujourd’hui c’est aussi être pris dans ce qui organise notre
social. Ce n’est un scoop pour personne de dire que ce qui organise
notre culture contemporaine, c’est le capitalisme. Je ne dis pas le
discours, je dirais plutôt le dispositif capitaliste, puisque qu’il est
clair que ce n’est pas un discours. Pas un discours dans la mesure où
le moins que l’on puisse dire c’est qu’il n’a pas cet effet de tout
discours de faire lien social, qu’il a plutôt sur ce lien un effet de
disruption. L’Ehpad, c’est ce qui ressort de nos observations, celles
des professionnels qui ont participé à ce cercle, participe de cette
disruption. Celle contre laquelle dans ces institutions certains
praticiens tentent d’en compenser les effets, au lieu même où « en même
temps » elle se produit. Dans ce dispositif, ce que nous impose le
souverain bien contemporain, celui de l’OMS qui depuis la fin de la
seconde guerre mondiale soutient une définition de la santé qui, de
façon tout à fait insue, n’est pas autre chose qu’un projet de mort, y
compris de mort du sujet. Cette définition s’inscrit dans la filiation
d’un certain René Leriche « La santé, c’est la vie dans le silence des
organes », enfin la façon dont elle a fait son chemin, qu’elle a été
entendu, jusqu’à aujourd’hui.2 Un vœux de mort qui s’est
entre autres
transformé depuis en slogan marketing de suppression de toutes
douleurs, essentiellement par l’opération du tout puissant « pharmakon
». A toutes les étapes se débusque le dispositif capitaliste. Il a
seulement été oublié que « pharmakon » désigne aussi « le poison »3.
Voir les effets des antidouleurs aux USA, première cause de mortalité
accidentelle du pays, par overdose. Tous toxicos ! Là encore le
bon-heur est dans la mort. Ce qui est présenté comme un progrès de la
science, n’a pas vraiment sur ce point avancé, puisque les religions se
soutiennent d’une promesse de bonheur, également par la mort, le
paradis. La différence, c’est que ce n’est plus uniquement pour les
bons ou les justes, mais pour tous les consommateurs. Un progrès de la
démocratie ?
Subversif comme toujours le discours de la psychanalyse objecte à ce
bon-heur, à l’instar d’un autre médecin ayant également fait ses études
à Lyon, Bichat, que c’est ce qui s’oppose à la mort qui soutient la
vie, soit une tension : « l’ensemble des forces qui s’opposent à la
mort »4. Dans nos références, le désir inconscient en tant
que, comme
le rappelle Lacan dans la troisième5, ce qui le cause relève
de «
l’immonde ». Ce qui peut s’entendre, tout aussi bien, comme ce qui
n’est pas représentable dans le monde.
Cet immonde objet cause de mon désir, c’est ce qui fait tout aussi bien
horreur à l’analyste dans ce qu’il découvre, ce qu’il entend de son
analysant. Ce que Freud a initialement découvert, non sans effroi, que
cet inconscient, le freudien, celui qu’il a extrait des dires de ces
patients, est effectivement constitué des pires vilénies. Cet
inconscient face auquel, parmi les plus brillants de ses disciples,
plusieurs ont refusé catégoriquement d’en savoir la nature, la nature
de ce désir.6 Car finalement, comme depuis plusieurs mois
l’actualité
médiatique nous en témoigne si bien, nous ne nous défendons jamais que
de notre désir ! Sans prendre en compte justement que c’est ce désir
inconscient, le notre, dont nous ne voulons absolument rien savoir.
Comme me le disait récemment un analysant, « ce monstre qui est
derrière la porte que je ne veux pas ouvrir, c’est mon Autre ». Et je
me permettrais de rajouter, celui qui a si souvent le visage du
partenaire.
A l’opposé de ce refus de savoir, il semblerait que ce qui circule dans
notre milieu, c’est que la seule faute serait de céder sur son désir…
C’est-à-dire de céder à la tranquillité, au confort, au repos (éternel)
! Drôle d’idée, que de dire que ce serait une faute, de ne pas prendre
à sa charge ce désir immonde qui m’anime, qui ne me laisse jamais
tranquille… Comment ne pas confondre cette responsabilité, celle de mon
désir, avec une tendance à céder sur La jouissance, ou même le plaisir,
même s’il en est une des limites. J’y reviendrais à la fin de mon
propos.
Vous entendez peut-être dans ce qui n’est qu’un rappel de quelques
points, comment celui-ci vient débusquer une autre confusion fréquente,
celle qui assimile le désir, éros, au bien et la jouissance, thanatos,
au mal.7 Là où Freud propose, pour en rendre compte, une
dialectique
très différente de cette binarité. Si éros, qui n’est pas l’amour (mot
fourre-tout en français), mais spécifiquement dans le lexique grec «
l’amour charnel », si cette pulsion de vie relève de ce qui se crée,
s’invente, c’est nécessairement à partir d’un ex-nihilo, d’un retour à
l’inanimé de la pulsion de mort, d’une destruction créatrice. Condition
nécessaire à ce que se répète encore et en corps quelque chose de
nouveau qui ne se crée que sur fond de cette alors nécessaire
destruction. C’est le sens du retour à l’inanimé, au point fixe de
cette fonction logique essentielle, celle du zéro.8 D’où «
l’au-delà du
principe de plaisir » qui va en effet au-delà, tire les conséquences de
l’équivocité du mot allemand « Lust » puisque celui-ci désigne à la
fois l’apaisement de la tension par la satisfaction sexuelle et
l’envie, l’excitation qui alimente cette tension. L’au-delà du principe
de plaisir c’est ce qu’élabore Freud pour dépasser cette contradiction
maintes fois rencontrée dans sa clinique et qui lui a permis de
radicalement transformer sa lecture du fonctionnement psychique, pas
moins !
Ce n’est pas sans conséquence puisque, s’il n’est pas rare qu’un vœu de
mort corresponde à un vouloir le bien, il est tout aussi fréquent que
face aux affections du corps âgé, entre autres, c’est ce vœu de mort
qui s’impose à chacun comme un terrible bien… Ce qui n’est pas
cependant spécifique à cette clinique. Notre clinique la plus
quotidienne nous fait entendre que le plus souvent cette subjectivité
qui nous divise, nous n’aspirons qu’à nous en affranchir.
C’est également le fond d’une bonne partie de la clinique des enfants
et encore plus des adolescents pour lesquels c’est la principale
question qui se pose à eux aujourd’hui. Maintenus le plus longtemps
possible dans une dépendance à l’Autre (mère, écrans, téléphones,
etc.), ils sont, à l’adolescence, ou selon les circonstances de la vie,
brutalement confrontés à l’évidemment de ce lieu Autre, et seul à
devoir répondre de ce qui leur vient de ce lieu. Il n’est donc pas
surprenant que nombre d’entre aux manifestent leur refus de s’y
engager, de s’engager dans une parole, une subjectivité avec les
embarras qu’elle représente.
La question amenée par Rozenn Le Duault ce matin autour des effets du
prolongement exponentiel de l’espérance de vie dans notre civilisation,
n’est ce pas une question qui se pose également pour plusieurs de ces
vieillards ? Ne viennent-ils pas dire que de ce désir, de cette
subjectivité ; cela suffit, ils ont fait leur part, « ils n’en veulent
plus » ? Peut-être est-il nécessaire de se rappeler que la vie n’est
supportable que parce qu’il y a l’idée de la mort, que nous savons que
cela aura une fin. Vouloir que cela dure, comme vouloir que ce corps
vieillissant se repose, qu’il n’ait plus de soucis, qu’il ne se fatigue
pas, témoigne de ce vœu de mort inhérent au vouloir le bien, là où le
désir inconscient qui n’a aucun égard pour le bien-être du sujet, le
maintient vivant9 ; c’est-à-dire « toujours debout » dirait
encore
Rozenn Le Duault. Désir immonde s’il en est puisque parfois il lui
arrive d’inonder le sujet jusqu’au bout de sa rencontre de l’objet,
jusqu’au terme de son « aphanisis » ($<>a).10
Nous avons de nombreuses illustrations de ce procès. Au-delà de toute
idéalisation, car pas sans perte ni ratage, rappelons-nous le
commentaire de Victor Hugo à un ami, alors qu’il avait déjà 80 ans, et
qui lui disait que c’était la première fois qu’il faisait cela avec une
jeune femme noire. Mais ce vieux-là n’était justement pas un vieillard
et ne l’a même jamais été. A ton âge tu devrais t’arrêter ! C’est bien
contre ce vœu de mort que Freud comme Lacan, n’ont jamais arrêté.
Jusqu’au bout de leur vie ils ont soutenu leur désir. Nous avons autour
de nous, des proches et moins proches, qui relèvent aussi de ce désir,
de ce désir d’un désir d’aller jusqu’au bout. Et y compris avec ou
contre la maladie, quand on a voulu faire d’eux des vieillards (relire
l’histoire de Freud et de Lacan). Ne nous racontons pas d’histoire, ce
n’est pas pour eux sans avoir à en payer le prix. Et parfois même, le
prix fort !
Ce que toutes ces années de travail dans ce cercle m’ont appris à
partir des très nombreux cas cliniques que nous avons travaillés - ce
fut même l’essentiel de notre travail, cette élaboration clinique -
c’est que face à cette dépendance, aux manifestations de l’âge, à ce
corps âgé dépendant, à ces vieillards qui assez souvent, comme pour
plusieurs de nos analysants, on cédé sur leur désir, se déploie une
réponse scientiste de « bientraitance » qui le plus souvent à un effet
immédiat de désupposition subjective. Ce dont témoignent souvent les
soignants, et encore une récemment me le disait, c’est qu’il était plus
aisée pour elle d’accueillir la parole singulière d’une résidente ou
d’un résident, lorsqu’elle était femme de ménage, pardon « Technicienne
de surface », que depuis qu’elle occupe une fonction d’aide-soignante.
Le positivisme scientiste qui fait référence dans notre culture
capitaliste est l’outil de production d’un souverain bien purement
formel, que les praticiens ont l’injonction d’appliquer librement à la
lettre.11 Il vise, assez logiquement, à réduire la personne
âgée
dépendante à des comportements, des signes. Le sujet étant forclos, ils
ne supportent plus l’hypothèse de ce que ces conduites viennent
signifier : que cela ne relève pas du signe, mais du signifiant, de la
métaphore et/ou de la métonymie. Autrement dit, que le signifiant c’est
ce qui représente le sujet pour un autre signifiant. Si plus rien, dans
les conduites, les attitudes, les symptômes, n’est signifiant, c’est le
sujet qui est désupposé, effacé ! Ce qui est d’ailleurs parfois le
souhait du sujet, ce qu’il nous demande : d’être enfin allégé de sa
subjectivité !
Comme le rappellent Berges et Balbo dans leurs travaux sur le
transitivisme, cette nécessité qu’il y ait une supposition subjective
pour le jeune enfant n’est pas acquise. C’est un procès qui toute
l’existence va se rejouer aux détours des aléas de la vie. Face à la
maladie, au handicap, à l’âge, etc., il n’est pas rare que celle-ci
cède, ne soit plus soutenue. Comme je l’ai évoqué précédemment, Lacan
touché par la maladie plus que par l’âge, nombre de ses élèves ne
faisaient plus crédit à son enseignement dans ses derniers séminaires
et j’ai souvent entendu des collègues, face à une énonciation difficile
de leurs pairs âgés, les traiter comme des gâteux, n’essayant même plus
d’entendre ce qui était dit.
Ce que nous avons tenté de tenir dans ce Cercle d’Etude à Paris est
aussi modeste qu’essentiel. Cela consiste à constamment soutenir un
effort de remise en circulation des signifiants. Comme l’a enseigné
Lacan dans son séminaire, de rigoureusement suivre encore et toujours
le fil du signifiant. Cette remise en circulation du signifiant qui dit
très bien la dimension dynamique qu’elle implique de prendre en compte,
relève d’un mouvement qui n’est absolument pas circulaire, mais plutôt
moebien ou torique.
Ce que nous avons régulièrement constaté, c’est que cet effort et la
dynamique qui s’est mise en œuvre dans ce travail, a le plus souvent eu
pour conséquence, non seulement d’entendre autrement les troubles du
langage, de la mémoire, ou de la conduite des patients dans ces Ehpad,
mais bien au-delà a eu un effet réel de relance de leur désir. Un désir
dérangeant, souvent désinhibé, d’où résonnait les effets « des
impressions premières de l’enfance », le plus souvent libérées d’un
conflit moral. Autrement dit, c’est un effet presque direct entre la
mise en mouvement des dimensions du signifiant (R.S.I.) et l’économie
du désir. Rien de bien étonnant pour des psychanalystes, mais tout à
fait opérant y compris dans cette clinique hors de l’espace et du
dispositif de la cure. L’équivocité et l’énigme du signifiant sont les
seuls leviers du psychanalyste, a toujours soutenu Lacan. Et bien
manifestement pas que de l’analyste, ou en tous les cas, pas que dans
le dispositif de la cure.
Néanmoins, cette relance du désir n’est bien entendu pas sans
conséquences quand au dynamisme mobilisé et un certain réveil du sujet,
qui dans sa pulsion de vie, d’éros, met le plus souvent au défi l’ordre
établi : ce qui s’appelle l’établissement. Car ce réveil du désir, il
n’est pas rare qu’il puisse aller jusqu’à l’effroi de celui qui a œuvré
pour cela… Comme cet éminent collègue qui a fait rencontre avec une
dame qui avait été laissée là dans un couloir sur une chaise toute la
journée, et qui est littéralement revenue à la vie dans cette
rencontre, jusqu’à lui proposer au printemps, sans trop d’équivoque sur
ses intentions, d’aller faire un petit tour dans le jardin. Cela a eu
le même effet sur lui que sur Breuer, il est parti en courant. Pour
d’autres, cela a eu d’autres destins, comme celui de découvrir l’œuvre
de Proust par exemple, pour ce jeune psychologue qui s’est pris au jeu
de la séduction avec cette vieille dame, brillante érudite, malgré
qu’elle aussi souffrait de démence sénile. Où encore l’intérêt qu’a eu
cette psychologue pour la collection d’objets de ce vieil homme, désolé
que son fils ne veuille pas en hériter. Soutenir l’hypothèse d’un sujet
au-delà des affections de la pathologie du corps parlant, du « parlêtre
» disait Lacan, c’est bien le pas inaugural fait par Freud auprès des
patientes hystériques rencontrés à la Salpetrière chez Charcot. Il
s’agit ici tout aussi bien de soutenir cette hypothèse aussi bien face
à la démence qu’aux autres troubles dits neurologiques, non pour les
nier, mais afin de leur redonner leur dimension de symptômes.
Au cercle des poètes disparus, soutenir l’hypothèse subjective et le
désir inconscient par la remise en circulation de l’équivocité
signifiante, c’est clairement prendre le risque d’avoir à faire à un
collectif de « vieilles canailles »… C’est-à-dire que ce qui fait
établissement soit sans cesse en question, voire quelque peu bousculé.
Si dans mon propos on peut entendre que j’invite à « ne pas céder sur
son désir », cela pose cette question déjà soulevée : serait-ce un
appel, celui que je relayerai de Lacan, et en quoi, à une position
éthique ? Celle dont je me fais l’écho ici ne relèverait-elle pas
plutôt d’une invitation à une perversion généralisée ? A relire
l’introduction de Lacan à l’édition des œuvres complètes de Sade, «
Kant avec Sade », malgré la complexité indéniable, et sans doute pas
raison de ce texte, il est sans doute possible de repérer que si Lacan
les associe, démontrant que malgré leur opposition apparemment
radicale, ils relèvent de la même logique, du même type de nouage,
c’est pour mieux en faire la critique, les renvoyer dos à dos. Il
précise dans ce texte que le professeur Kant, au regard de l’expérience
de la psychanalyse, se trompe dans ses démonstrations. De même que si
la maxime sadienne révèle la vérité des principes Kantiens, cette
maxime ne se fonde aucunement sur ce qui oriente la conduite dans notre
espèce, à savoir la dialectique du désir inconscient.
Cette lecture de Lacan, nous permet de saisir que le souverain bien
formel de Kant, effet de ses principes formels, si présent actuellement
dans les institutions, relève in fine d’un rejet radical du sujet du
désir. Tout comme la maxime sadienne, son fantasme, ne relève pas tant
du désir que de la raison, de la raison d’une logique sans perte.
L’idéal d’une jouissance réduite à un pur formalisme, voire à un
formalisme pur, dont l’œuvre de Sade met en évidence sa dimension
profondément sadique.12 Lacan ne situe donc pas l’éthique de
la
psychanalyse comme relevant du kantien ou du sadien, mais en proposant
une lecture inédite de ces œuvres, il nous fait entendre en quoi la
psychanalyse s’en distingue radicalement. C’est dire autrement, puisque
ce sont ces logiques qui l’organisent, en quoi elle se distingue de
l’éthique du discours de la science moderne.
Notre pratique est une éthique dans la mesure où, en suivant le fil du
signifiant, en faisant circuler sa dynamique, cela peut avoir cet effet
de déplacement d’une lecture clinique, mais bien au-delà de relance du
désir, comme de la subjectivité, cela a aussi cette conséquence que
quelque soit notre âge ou notre état, nous avons tous la responsabilité
de devoir régler notre conduite en fonction de notre désir.
Enfin, pour conclure par une remarque en terme d’ouverture vers des
questions à explorer, je reviendrais sur ce que j’ai laissé en suspens
des rapports de voisinage entre désir et jouissances. Cela m’amène à
dire quelque chose de ce rapport de bordure qu’ont le désir et les
jouissances, de bordure sans laquelle le désir s’abimerait dans une
jouissance insoutenable pour le sujet. Dans une conférence récente à
Paris, Charles Melman insistait sur l’importance du passage logique du
deux au trois. Passage logique nécessaire pour, sortir du binaire et
passer du signe de la chose à l’équivocité du signifiant.
C’est précisément ce qui se lit dans le nœud borroméen à trois. Ces
jouissances qui ne sont plus La jouissance, sont des jouissances
circonscrites, limitées, qui bordent le lieu central de l’objet petit
a, cause du désir. Le nœud borroméen à trois c’est strictement
l’écriture de cette mise en circulation du signifiant, des effets de
cette dynamique structurale, qui produit cette centralité de l’objet en
tant que manque d’objet. Elle est tout aussi centrale dans cette
clinique avec des personnes âgées dépendantes.
Chaque jouissance « a-borde » et donc rate en même temps, reste au bord
et limite d’une certaine façon, le lieu de l’objet, dans des
coordonnées pour chacune qui lui sont spécifiques. Ce lieu vide du
manque d’objet n’est là pas comblé par ces jouissances qui en ratant le
lieu de l’objet creusent le manque cause du désir.
Dans l’éthique, Lacan fait remarquer qu’une analyse qui vise à dévoiler
ce qu’il en est du désir inconscient de chacun, du manque qui le
spécifie, n’a le plus souvent pas cet effet d’hubris, de déchainement
des passions ou de la jouissance, que pourrait laisser supposer la
proximité de cet objet qui le cause.
Supposons que ce travail du signifiant, toujours à remettre sur
l’ouvrage, dont le nœud borroméen permet une lecture des plus serrée,
est suffisant à venir soutenir cette tension « vitale » de relance d’un
désir assumé et supportable pour le sujet, disons le ainsi, d’un désir
simplement vivable.
Ne permet-il pas également, au regard de l’expérience que nous avons
acquise, de proposer une lecture ouverte de cette formule de Lacan : «
Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir » ? C’est
le pari d’une cure rappelle Patrick Vallas en juillet 201413,
mais
n’est-ce pas également ce qui s’opère dans cette clinique auprès de ces
personnes dites âgées dépendantes ? Cela pourrait se résumer dans cette
proposition, qui consisterait à dire que l’amour de transfert comme
moyen imaginaire est ce qui peut permettre à celui qui est « sujet à La
jouissance », y compris mortifère dans ce cas, de consentir à élever un
objet, un semblant, à la dignité de la Chose, ce qui est la définition
donnée par Lacan, dans l’éthique, à la sublimation, comme moyen de
jouissances qui bordent et relancent le désir.
1. Docteur en psychopathologie et en psychologie Clinique, psychanalyste, membre de ALI.
1 Conference donnée à Montpellier en 2009.
2 René Leriche (1879-1955) « De la santé à la maladie, la douleur dans
les maladies, où va la médecine ? » in Encyclopédie française, VI,
1936. Une autre lecture peut en être faite à lire l’article d’Olivier
Bézy dans La revue lacanienne 2009/1 (n°3) « La santé c'est la vie dans
le silence des organes » pages 47 à 50.
Définition de la santé inscrite dans la constitution de l’Organisation
Mondiale de la Santé depuis sa création en 1948 : « La santé est un
état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste
pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. »
3 Le terme de “Pharmakon” désigne en grec ancien à la fois le remède et
le poison, mais aussi le bouc émissaire, quelque chose d’un effet
purgatif.
4 Xavier Bichat (1771-1802) « La vie c’est l’ensemble des fonctions qui
résistent à la mort » in « Recherches physiologiques sur la vie et la
mort » paru en 1800.
5 « La troisième, discours de Rome », intervention de Jacques Lacan au
congrès de Rome le 31 octobre 1974.
6 Sigmund Freud « Contribution à l’histoire du mouvement
psychanalytique » paru en 1914 qui se conclu par : « Je terminerai en
souhaitant un heureux voyage sur les hauteurs à ceux qui, à la longue,
n’ont pu supporter le séjour dans le monde souterrain de la
psychanalyse. Puisse les autres terminer heureusement leur travail dans
les couches profondes de ce monde. »
7 Lire la correspondance d’Albert Einstein avec Freud.
8 Séminaire de Lacan “Ou pire” tenu entre 1971 et 1972.
9 Il conviendrait ici de distinguer ce qui est le maintien de la vie à
tout prix de certaines pratiques médicales, qui à l’opposé d’Hippocrate
qui dans son éthique prônait de ne pas forcer la nature, de cette en
vie du sujet désirant.
10 A Lisbonne, en aout 2019, Charles Melman faisait remarquer que sujet
et objet, apparemment opposés, sont des synonymes.
11 Je ne développerais pas ce point, mais invite à lire le très
intéressant travail de Johann Chapoutot, Libre d’obéir, le management,
du nazisme à aujourd’hui, paru en 2020.
12 J’en propose une lecture plus précise dans un texte paru sur le site
de l’ALI : « Désir et jouissances » paru en décembre 2019.
13
http://www.valas.fr/Seul-l-amour-permet-a-la-jouissance-de-condescendre-au-desir,058