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Sans selles ?

Véronique BALLU VERNET1

Mardi 14h45,
Ehpad de la Butte, quelque part en banlieue parisienne.
Monsieur Hector, tout petit monsieur âgé de 85 ans, pénètre avec un air fort contrarié dans la salle à manger où siègent les soignants réunis dans ce lieu pour effectuer leurs transmissions de la matinée.
Monsieur Hector donc, arrivant du salon, ouvre la porte et pénètre dans la salle, le visage très crispé, une main sur son sexe et l’autre sur ses fesses.
Sa gestuelle laisse supposer sans trop de doutes, qu’il a besoin de se soulager et que la chose s’impose avec une imminence torride. Il tourne, un peu hagard, puis se pose sur sa chaise au milieu de ces dames, assises en cercle. Il s’assoit, se relève aussitôt, plusieurs fois, puis fait mine de se déshabiller. Sourd a priori aux paroles des soignantes cherchant à le stopper, il baisse son pantalon ainsi que sa protection, tout en marmonnant des propos que nous ne comprenons pas.
Il ne fait plus aucun doute que Monsieur Hector va déféquer sans paraître mobilisé ni gêné par les regards atterrés qui lui sont jetés, ni par les paroles l’orientant vers les toilettes.
Aucune exhibition pour autant de sa part, il semble juste en être ainsi : c’est là que sera son lieu d’aisance et nulle part ailleurs. Comme dit le proverbe : Nécessité fait loi.
Scène tragico-comique digne du théâtre de Roland Topor , qui dans sa pièce « Vinci avait raison »2, fait dire à Josette découvrant Guy, son mari : « Mais c’est infâme ! Tu chies devant tout le monde maintenant ? Comme à la maison ? Relève-toi tout de suite ! »
Et Guy, tout penaud, de répondre : Je ne peux pas (illuminé), ça vient. »
L’impossible lutte au risque de la perte de la jouissance, l’objet s’impose alors dans sa matérialité la plus crue.
Monsieur Hector aurait-t-il entendu de la part des soignants que cet espace représentait un temps et un lieu où l’on pouvait vider son sac ? Que l’on pouvait se sentir soulagé après l’exercice, que c’était le trop plein qui pouvait se lâcher là ?
Mais entre le dire et le faire….
Il ne faudra pas moins de 3 soignants pour conduire fermement monsieur Hector, se débattant comme un beau diable, vers le lieu dédié à ses nécessités.
Le circuit pulsionnel oral, anal, scopique et invocant serait-il débridé ? Monsieur Hector aurait-il tenté de nouer ce qui rentre et ce qui sort, en choisissant de s’assoir à l’endroit précis où il mange, dans une demande qui n’arrive plus à s’adresser à l’Autre, sauf à lui donner à voir.

Notre travail s’agence sur la base de l’hypothèse d’un comportement qui reste arrimé à un sens, créditant le sujet d’un désir. Monsieur Hector est certes atteint de la maladie d’Alzheimer mais il n’est pas idiot !
Être déculotté, entouré de dames tandis qu’il fait sa petite affaire... L’intimité de ce faire qui ne se fait plus dans un petit coin.
Cela donne à réfléchir.
Une représentation beaucoup plus facilement abordable aurait été celle d’un homme, venant prendre place, occuper un trône, au milieu d’un groupe de femmes.
Nous voilà sans doute au cœur du sujet, quid du Sexuel dans tout cela ? La brillance phallique est ternie, éteinte même, le phallus s’évacue laissant place à un réel du corps orificiel, sans filtre venu l’adoucir.
Si Monsieur H n’est plus en affaire qu’avec sa jouissance, à quel impossible est-il confronté pour que cela ne fasse plus bord ?

Je vais partager avec vous mon cheminement de pensée au regard de ces questions.

La littérature foisonne d’histoires parfois très sulfureuses sur les plaisirs scatophiles où l’objet se voile et se dévoile.
Les textes fondateurs ne sont pas en reste.
Certains mythes3 racontent comment la création de l’homme s’est faite à partir de terre ou d’argile (matière molle et grasse de couleur grisâtre), à laquelle Dieu donna vie par son souffle.
L’ancien testament mentionne quant à lui le culte de Belphégor entre débauche et luxure. Le fidèle présentait devant l’autel son postérieur nu et soulageait ses entrailles, faisant à l’idole l’offrande de ses déjections.
Ce Démon associé aux sept péchés capitaux (aujourd’hui celui de la paresse), est souvent représenté grimaçant sur un fauteuil percé, semblable à un trône ou à un siège de toilette.
Dans l’ancienne Babylone l’or, était considéré en tant que l’excrément de l’enfer.
La figure du chieur de ducats, petite sculpture allemande représentant un homme déféquant des pièces d’or, illustre trésor et défécation et sera reprise par Freud en 1908 pour mettre en exergue le lien intime entre l’argent et les excréments4 .
«« Il est bien connu que l’or dont le diable fait cadeau à ses amants se change en excrément après son départ, et il est certain que le diable n’est pas autre chose que l’incarnation des pulsions anales érotiques refoulées ».
Il n’est absolument pas rare d’ailleurs que cette région du corps soit « diabolisée », rendant impures, hors nature toutes préoccupations et actions relatives à l’analité.
Pour Dominique Laporte, dans son fort passionnant ouvrage « Histoire de la merde5 »,« là où la merde était, l’or advient » avec toute l’ambivalence constitutive du rapport à l’excrément, où la ville «ordonnée, magnifiée, sublimée, s’opposera à la boue des campagnes odorantes ».
Du sale au propre, de l’impur au pur, n’oublions pas que le sang, la merde, le sexe sont des enjeux de pouvoir et d’argent.
Si l’argent n’a pas d’odeur, pour autant il n’est pas rare d’entendre que « ça peut puer le fric », Barthes6 lui pensait « qu’écrite, la merde ne sent pas ».
Elle ne sent pas non plus quand on en parle.

Et justement, pourquoi parler des selles aujourd’hui devant vous ?
Je reconnais avoir un peu hésité, craignant le scabreux de la thématique, et pourtant…
Mes expériences institutionnelles dans le champ de la petite enfance et surtout celle en gériatrie au sein d’un Ehpad (Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) depuis plus de 20 ans maintenant, m’ont confrontée à l’idée que l’on ne pouvait pas faire sans les selles, que les excréments occupaient une place centrale tant dans le discours que dans les faits, ce tant pour les patients que pour les soignants, voire même pour les familles.

La clinique auprès de sujets âgés dépendants, dont certains atteints de maladies neurodégénératives telle que la maladie d’Alzheimer, confronte à des situations où le réel du corps surgit sans détour.

Si l’objet excrémentiel s’impose, il pourrait oblitérer complètement la pensée.

Je crois pouvoir dire que l’analité mobilise quand bien même tout un chacun, mais avec une « qualité » particulière pour ces patients âgés qui rendent cette préoccupation-là extrêmement présente dans leur discours à renfort de moultes descriptions. D’autres qui y mettront leurs mains, faisant que les selles se malaxent, s’étalent sur le corps et l’environnement.

On ne peut pas méconnaître l’intérêt suscité par ce produit de la mécanique du corps qui est commenté, observé, guetté, ou détesté avec une telle intensité, que l’investissement psychique qui y est associé nous en raconte finalement sur le sujet et sa structure.
Pour autant, faut-il considérer la question de façon spécifique dans le grand âge et de surcroît quand la dépendance s’en mêle ?

Même si de nombreux écrits psychiatriques ont pu mettre en exergue une symptomatologie coprophile dans le cadre des démences, en tant que destin possible de la sénilité, il me semble pertinent de s’intéresser à la question au-delà d’un pur somatique.

La thématique revêt un caractère de banale acquisition quand il s’agit de l’enfant, mais elle s’aventure parfois vers d’autres contrées que Sade n’aurait pas reniées, lorsqu’elle se manifeste un peu trop chez les adultes.
Plus le temps passe pour le sujet et plus le précieux cadeau du petit enfant, perd de sa superbe, la préoccupation se couvre d’impudeur voire d’obscénité au fur et à mesure de l’avancée en âge.
Ce qui était presque charmant venant de l’enfant deviendrait pur déchet quand il s’agit du vieillard. L’enfant s’en séparerait, tandis que le vieillard y reviendrait.
Le noble et l’ignoble, l’infans versus le sénile, je pense qu’il serait trop facile et bien regrettable de jeter le vieillard avec l’eau de sa douche.
Si nous actons que même âgé, un sujet reste un parlêtre, dont le corps reste accroché au signifiant, que par ailleurs le refoulement se supporte du retour du refoulé, qu’est-ce qu’il se raconte donc là au travers de la mise en scène ou de la mise en mots de ces préoccupations anales ?
Lacan7 rappelle que « Vous savez qu’après tout, cet objet déplaisant, c’est le privilège de l’analyse, dans l’histoire de la pensée, d’en avoir fait émerger la fonction déterminante dans l’économie du désir ».
Désir et vieillissement, une question qui mérite d’être soutenue.
Nous savons qu’il n’y a pas d’âge exempt de la dimension du sexuel, même si aux extrémités de la vie, notamment dans le grand âge, la tentation de rabattre voire d’annuler cette dimension guette. Comme déjà l’annonce Freud8 « Avant tout, le sexuel n’est-il pas l’indécent, ce dont il ne faut pas parler ? » donc ce qui, nous autres analystes, ne peut que nous intéresser.
Rappelons que cet intime de la vie corporelle se faufile mine de rien dans nos mots quotidiens.
Quoi de plus banal en effet que la formule « comment ça va ? » dont l’origine renvoyait à la qualité du transit royal, « comment ça va… à la selle ? » et que si le transit du roi va, alors tout va !
Est-il dérangeant d’envisager l’érotisme anal dont Freud a pourtant tant parlé ?
Le devant qui prend le pas sur le derrière…
Je rappellerai avec d’autres9 , que la pulsion orale fait bien plus entendre parler d’elle et de ses dérangements telles l’anorexie, la boulimie, mais font l’impasse sur ses corollaires logiques… il n’y a pas d’entrée sans sortie.
La relation que nous avons à ce réel du corps est somme toute très sensorielle.
Cette thématique infiltre notre vocabulaire truffant régulièrement nos phrases exclamatives d’interjections scatologiques.
A noter d’ailleurs qu’un propos virulent comme « tu me fais ch….» renvoie, sans doute à son insu, celui qui le dit, au plaisir de l’exonération de son contenu intestinal.
L’enfant lui n’est pas en reste pour énoncer ces mots, pour preuve le « Caca-boudin-des fesses » jubilatoire adressé aux adultes souvent gênés d’entendre le plaisir émergeant du signifiant. L’enfant s’en délecte, avant de laisser un peu de ce bout, ce reste, se sexualiser ouvrant le champ d’autres castrations.
Outre pour l’enfant qui navigue entre un ravissement masturbatoire alliant rétention et maîtrise articulées à la demande de l’Autre, le fait d’évacuer des matières semble faire évènement pour chacun, ravivant l’érotisme anal et ses avatars.
Il n’y a qu’à lire « Trois filles et leur mère » de Pierre Louÿs10 pour penser le rapport de l’objet et de la pulsion, et de mesurer à quel point la zone anale peut conserver sa valeur érogène. De nombreux récits illustrent comment cette extrémité pourra rester convoitée sexuellement, alors que l’enfance s’est largement éloignée pour les protagonistes.

Si le petit enfant et d’autres s’en régalent, il semble pourtant que le refoulement du plaisir soit socialement de mise.
Freud11 nous éclaire : « L’enfant est obligé de renoncer au plaisir, au nom d’une dignité sociale. Il n’éprouve aucun dégoût pour ses excréments qu’il considère comme faisant partie de son corps. »
De quel appui va se soutenir le passage au registre du nauséabond ?
C’est notamment grâce à la formation réactionnelle et la sublimation que va se déplacer pour certains l’intérêt trop prononcé pour la matière.
Les trois exigences de la civilisation seraient propreté, ordre et beauté12 .
Paul Eluard13 le dit ainsi : « Pourquoi suis-je si belle ? Parce que mon maître me lave ».
Il faut un maître qui déblaye, lave, pour conférer ordre et beauté.
Peut-on entendre cette place comme celle de celui qui va se soutenir de faire autorité, (au sens où l’énonçait Charles Melman dans ces conférences Archélogie) à savoir, soutenir une parole qui permette une soustraction de jouissance ?
L’enfant ne serait-il pas enclin à jouir à tout prix ? A se dérober face à la frustration confrontant à la castration salvatrice pour grandir ? Mais l’enfant n’est pas le seul dans ces dispositions, les adultes ont encore et toujours à faire avec la castration.
Le discours social sur cette fameuse « acquisition de la propreté » a de quoi nous étonner.
On a longtemps parlé d’apprentissage, il y aurait donc eu quelque chose à apprendre, un savoir à constituer. Aujourd’hui on table sur le fait que c’est un mouvement naturel du corps qui s’acquiert tout seul, donc que la propreté adviendra lorsque l’enfant sera prêt, voire quand il le voudra.
Pourquoi pas, bien sûr que l’on soit revenu d’un forçage, d’une éducation sphinctérienne exigeante, néanmoins, le discours prégnant dans le secteur des structures petite enfance et qui est également présent dans celui des parents, constitue un certain lâchage. En effet, laisser l’enfant soi-disant libre de faire comme il le veut, quand il le veut, me semble questionnable quant à la place occupée par les adultes. Au nom d’une liberté motrice, on méconnaît les enjeux symboliques qui articulent le don à la demande de l’Autre.
Il n’est pas rare évidemment, que l’enfant laissé ainsi seul, se manifeste bruyamment pour interpeller.
Les adultes sont-ils devenus si embarrassés face au corps de l’enfant ?

La jouissance a une face corporelle.
La représentation du corps ne va pas de soi, elle s’étaye sur les signifiants, c’est parce que le corps habite le langage qu’il a des organes 14.
Penser l’intérieur du corps n’est pas si évident. Il est compliqué de se représenter ce que l’on ne voit jamais, ce que l’on ne peut pas toucher.
Une des rares choses qui vient faire témoignage d’une activité corporelle interne, d’une circulation, sont les selles.
Elles témoignent d’une transformation entre ce qui s’ingère par la bouche et ce qui sort par l’anus.
Notre tube digestif est donc bordé d’orifices constitués en zones érogènes, sources de pulsions recherchant une satisfaction.
Pour Freud la pulsion est un concept limite entre le somatique et le psychique ; pour Lacan, la coupure qui est en jeu doit se faire entre l’organisme et le sujet.
La pulsion instaure donc une sorte de coupure, une écriture, dans la masse organique et installe dans le même temps le point de départ de l’érogénéisation du corps.
L’orifice organique doué de fonction physiologique devient en plus une zone érogène, un lieu de plaisir. L’organisme se double d’un corps désirable et désirant.
Lacan rappelait que les pulsions ne se raccordent à nos orifices que par faveur anatomique. Ce n’est pas parce qu’il y a trou anatomique, que cela fera trou pour le sujet.
Pulsion, objets du désir, « éclats » partiels du corps, le sein, les fèces, la voix, le regard…qui s’agencent pour le sujet dans les rapports qu’il engage avec l’Autre par le biais du signifiant.

Le corps, dans son fondement, son siège… N’oublions pas que c’est parce qu’il y aura eu excitation, qu’il y aura répétition.
Dans les trois essais sur la théorie de la sexualité, Freud mentionne que « la situation anatomique de la zone anale la rend propre à étayer une activité sexuelle sur une autre fonction physiologique 15» .
Également, que « la valeur érogène de cette zone fut à l’origine considérable, et qu’il arrive bien souvent que cette région conserve pendant toute la vie de l’individu un certain degré d’excitabilité génitale ».

Lacan16 dira « l’excrément ne joue pas le rôle d’effet de ce que nous situons comme désir anal, il en est la cause ».

Des pistes bien intéressantes où se mêlent excitation, plaisir, et jouissance pour penser la clinique en Ehpad.

Ainsi, Monsieur François homme âgé de 90 ans au fort accent du sud, est un ancien restaurateur, comme l’a été son propre père. Il séjournera un an et demi à l’Ehpad, il est aujourd’hui décédé.
Il fut marié une première fois avec une femme qui s’est séparée de lui, épouse qui fut choisie par sa mère. Il a eu un fils qui refusera de prendre la suite de l’affaire paternelle. Monsieur François retrouvera une femme qu’il avait aimé jeune homme avec laquelle il vit, mais qu’il invective beaucoup, notamment parce qu’il la rend responsable de ce placement en institution alors qu’il pense qu’elle aurait pu et dû s’occuper de lui.
Monsieur François, est venu en Ehpad à la suite d’un AVC qui l’a privé de la mobilité du bas de son corps, il est dépendant d’autrui notamment pour se lever, se laver également.
Monsieur François est régulièrement retrouvé au petit matin pataugeant dans ses selles, voire même en en ayant ingérées.
Que penser de ce comportement qui n’a lieu que la nuit ? Certes l’angoisse pourrait amener son lot de circonstances atténuantes mais quand même…
La pulsion prendrait-elle le pas sur le signifiant ?
Je lui ai proposé que nous nous rencontrions sans mentionner d’emblée, que je voulais tenter d’approcher avec lui l’énigme de ces agissements scatophiles.
Ma proposition de séance l’a étonné mais il ne s’y est pas refusé, bien au contraire. Néanmoins, lors des premiers entretiens, il évite soigneusement de parler de son manque qu’il recouvre de banalités telles que « j’ai très bien dormi. Tout va très bien ». Puis, émerge des éléments de son histoire familiale et amoureuse. Je ne le laisse tourner trop longtemps autour du pot si je puis dire, à savoir se repaître dans sa plainte vis-à-vis de sa mère, de sa compagne, des soignantes, toutes ces femmes auxquelles il se sentait et se sent soumis.
Au détour de ses mots, je dis simplement : « vous vous sentez impuissant ? ». Monsieur François, piqué : « Ah ça non ! je ne suis pas impuissant ! ».
Voilà l’homme qui enfin s’énonce et non plus le petit garçon. Je me suis risquée à lui demander pourquoi alors il se comportait en merdeux.
J’ai souligné l’équivocité de son comportement en termes tels que « Qui emmerdez vous ? vous vous emmerdez ici c’est ça ? » et même lui exprimer que je pensais pouvoir « le sortir de la merde ».
Mes propos le faisaient sourire et il m’attendait chaque semaine.
Monsieur François réagissait-il telle la description de Karl Abraham17 ? « Une vidange intestinale explosive est, pour l’inconscient du névrosé, un substitut à la décharge de colère qui n’a pas eu lieu » ?
La pulsion anale serait-elle la mal aimée auréolée qu’elle est d’agressivité ? Qu’elle se manifeste avec cet aspect « sadique anal » dans sa quérulence envers autrui, mais aussi pour le sujet qui prend le parti de s’envelopper dans un masochisme délétère, dans ce risque de se coller à l’objet et d’y être tellement identifié que seul l’évincement serait la modalité relationnelle pour l’entourage.
Pourrait-on parler d’une « insubordination » de la pulsion au primat du génital, rendant le refoulement inopérant au profit de la jouissance ?
En somme, serait-ce une façon pour Monsieur François de s’expulser de la scène ?

D’où l’importance de remettre en circulation la question du désir, du manque afin de faire obstacle à une identification d’allure mélancolique au déchet, celle de ne plus être qu’une sombre merde.


La vieillesse expose à la blessure narcissique quant au délitement du corps en général et en particulier quand le mouvement devenu impossible signe une castration dans le réel.
Si le corps tient parce qu’il est troué et traversé par la libido, le travail serait de tenter de relier dans une nouvelle dynamique le pulsionnel et le champ de l’Autre.

Se soutenir d’une dimension phallique pour tenter de déjouer trop de jouissance mortifère, voilà le pari que je pense pouvoir être tenu même en Ehpad.
Place quelque fois bien solitaire, car il peut être difficile de partager avec certains soignants pris à leurs dépens dans la matérialité du corps de l’autre.
Le risque de réduire l’âgé à un pur déchet, et de l’éjecter guette, et si on n’y prend pas garde, il peut même générer de la violence.
Sauf à tenter de faire entendre une demande qui peine à se dire.

Quant à déjouer trop de jouissance…
Les mots du quotidien n’en finissent pas de nous faire entendre les liens entre l’objet et la jouissance.
Jouir dans le corps, jouir du corps également. Nous avons tous entendu les mères appeler leur enfant du ton le plus doux « ma crotte ». Et ce sans déplaisir, au contraire, caresse d’un mot tendre, érotisé, venu nommer ce qui est sorti de soi.
Je voudrais à ce propos évoquer Madame Or, âgée de 90 ans. Ses yeux sont d’un bleu azur, ses cheveux d’un blanc soyeux, et son sourire l’illumine.
Elle a encore une pointe d’accent de son origine juive allemande.
Madame Or est venue à l’Ehpad voilà 6 ans, compte tenu de sa dépendance physique, ne lui permettant plus de faire face à son quotidien seule à son domicile.
Veuve depuis 10 ans, mère de 2 fils, elle est aussi grand-mère et même arrière-grand-mère. Elle exerça un métier dans le soin, et fut directrice d’un lieu accueillant des enfants.
Madame Or est extrêmement mal supportée par les soignants compte tenu de son attitude non conciliante dont la réciproque est vraie.
Quand je la rencontre, Mme Or se raconte volontiers. Ses souvenirs sont parfois un tantinet confus, colorés d’une temporalité légèrement vacillante mais l’essentiel se dit encore. Elle se décrit comme une survivante après la rafle de sa famille et la déportation de son père, puis l’exode avec sa mère, et son recueil par une association dédiée aux enfants juifs.
Madame Or revient souvent sur certains souvenirs, sans que cette persistance puisse être attribuée à des troubles cognitifs. Ceux qui insistent sont liés à son histoire traumatique, qu’elle narre sans n’en être jamais soulagée.
Et la question du soulagement est un point très sensible dans sa prise en charge, car elle demande à aller aux toilettes (ce que personne ne contestera) mais y reste des heures sans faire.
Pas de transit…Pas d’évacuation…
Trouble fonctionnel, où l’organe n’est plus mis en fonction par l’objet.
Cette constipation devient le cœur d’une crispation massive entre elle et les soignants.
Je rencontre Mme Or régulièrement.
Patiemment, je l’écoute…. Râler. Après tout et tout le monde, je l’écoute se plaindre, de la nourriture, de ces soignants qui ne la soignent pas, qui ne font rien pour elle, de ses fils qui ne la comprennent pas.
En somme, que rien de bon ne rentre et que de surcroît… rien n’en sort.
Je suis épargnée par ses doléances, son adresse transférentielle est intense.
La question qu’elle me pose sans cesse est « qu’est-ce que je peux faire ? ». Sans doute que tout est dit là, de cette impuissance inéluctable face à la castration.
Mais la dimension du corps et de ses satanées selles qui ne sortent pas, revient sans cesse.
Au fil de ses associations, et de mon invitation à parler sans détour de cette constipation, lui revient le souvenir suivant :
« Ce n’est pas nouveau pour moi. Cela a toujours été. Enfin…j’ai des problèmes de constipation surtout depuis que je suis adolescente, j’avais 15 ans. C’est depuis la naissance de mon frère, mon père avait une permission et bien il y a eu mon frère... Ma mère était dans un hôtel pour accoucher, j’étais seule avec elle. Et moi je suis allée à la pharmacie pour acheter le nécessaire. On a cru (à la pharmacie) que c’est moi qui avais accouché.
A partir de là, je ne pouvais plus faire. Même pas dans le seau qui était là pour ça. Il fallait que j’aille me cacher derrière l’église ».

Elle confiera son trouble que cette permission paternelle ait liée sexualité parentale et enfantement 9 mois plus tard.
Trouble également qu’on ait pu penser que cet enfant fut le sien, comme elle l’aurait tant… désiré ?
Retour du père qui n’honore que sa femme…en lui laissant trace de son passage.
Fantasme œdipien empreint de culpabilité d’autant que son père ne reviendra jamais, il décèdera dans le camp dans lequel il a été déporté.
Sexualité, analité, le refoulement du désir d’enfant donné par le père pourrait-il se lier à cette opiniâtre rétention qui ne l’a plus jamais quittée ?
Veuve, Madame Or, se désespère souvent du décès de son mari, perte immense pour elle car dit-elle « Il était et aussi faisait tout pour moi ».
Défaillance des hommes qui partent et meurent la laissant seule, ne pouvant plus faire.
Quant à sa mère, elles n’étaient pas en bons termes. Rivalité qui peine à se dissoudre, identification suspendue en tant que femme, porteuse de la transmission.
Je m’intéresserais aux femmes de sa famille, mère, et grand-mère. Le plaisir surgit chez Mme Or qui me parle de cuisine, des plats préparés « avant » par sa mère. Elle truffe ses propos de mots yiddish qu’elle pensait avoir oubliés, retrouve des chansons, et d’autres souvenirs.
Un jour, très perturbée voire inquiète, elle parle de la transmission de ses bijoux. A quel sein se vouer puisqu’elle n’a pas de fille ?

Freud18 a su attirer notre attention sur le fait que les fèces pouvaient avoir le sens d’enfant, et « qu’il est d’usage courant de qualifier l’enfant de cadeau (…) c’est de la femme qu’on dit le plus souvent qu’elle a donné un enfant à l’homme, mais l’inconscient à coutume, à juste titre, d’avoir tout aussi bien égard à l’autre aspect de ce rapport et de considérer que la femme a « reçu » de l’homme, en cadeau, l’enfant ».

Nous voilà dans une histoire de don…
L’enfant qui donne ses selles, bien que pensées comme une partie de son corps. Cadeau qui prendra la signification de l’enfant : Une des théories sexuelles infantiles est que l’enfant s’acquiert et s’engendre en mangeant et naît par l’intestin 19.
La naissance de Gargantua est également intéressante. Après l'absorption d'une grande quantité de tripes par Gargamelle, à l'approche du Carême, son ventre se trouve boursouflé par la matière fécale, ce qui trompe les sages-femmes. Il y a alors confusion entre le souffle intérieur résultant de la digestion, et l'enfant à naître. Prenant la matière fécale pour Gargantua, les sages-femmes administrent un astringent à la mère, et l'enfant naît par l'oreille.

L’enfant, sorti de soi, expulsé, poussé… Je pense à cette femme très âgée, atteinte de la maladie d’Alzheimer à un stade bien avancé, qui lorsqu’elle était en peine avec ses intestins, hurlait « je vais accoucher ! ».


Conclusion

De la maîtrise à la perte, de la rétention au déferlement, la clinique et la littérature nous enseignent le rapport de certains (et d’autres) à cet agalma20 nous rappelant l’intérêt de ne pas passer l’érotisme anal et ses mésaventures sous un silence embarrassé.
L’émergence envahissante de cet objet à ce moment si particulier qu’est la fin de la vie et de surcroît de la fin de la vie en Ehpad, connotant parfois cette clinique d’une extrême intensité, peut sans doute nous en apprendre sur nos patients « tout venant » reçus dans nos cabinets, dont le refoulement serait autrement opérant.

La clinique en Ehpad oblige à réfléchir ces situations au risque sinon, qu’un organique qui se voudrait pensant (cf. l’intestin comme 2ème cerveau où tout ne serait qu’une histoire de neurones) prenne le pas sur la dynamique psychique propre à l’inconscient.

Les personnes âgées en ont encore à dire, et continuent de nous en faire entendre sur le plaisir, et la jouissance qui sont à l’œuvre quand il s’agit d’analité notamment, mais pas uniquement bien sûr.
Gageons que la psychanalyse ose continuer à s’y intéresser, pour en apprendre encore sur la façon dont chacun se débrouille avec sa subjectivité.
Rétention, vidage… Être bouché à défaut d’être bouclé, se répandre à défaut d’être contenu. Les signifiants vont bon train.
Être enseigné, s’acquitter de sa dette, et transmettre à son tour, possible destin pour celui qui accepte et supporte la castration.
Monsieur François et Madame Or ont tous les deux une descendance, mais leurs enfants ne viennent pas s’inscrire dans une transmission dynamique.
Il peut être difficile de donner mais tout autant de recevoir.
C’est parfois plus l’agressivité qui se balade, que le phallus qui circule.

Le risque dans des institutions telles que les Ehpad est faire taire la dimension du sujet désirant, de rabattre et de réduire le vieux à un pur corps soumis au déferlement pulsionnel désintriqué du sexuel.
Si le bébé est devenu une personne, le vieillard ne le reste pas moins.
Il me paraît passionnant, même si cela peut parfois s’avérer coûteux, de poursuivre le travail analytique quand bien même dans le grand âge, compte tenu de ce moment si exceptionnel que celui de la fin de vie, dont les enjeux sont massifs et souvent obstrués par des vœux de mort.

Alors, séniors ou Seigneurs d’or ?

1. Psychologue clinicienne, Psychanalyste, membre de l’ ALI.
2. Roland Topor Vinci avait raison in Théâtre panique Nouvelles éditions Wombat - 2016
3. Karl Abraham Œuvres complètes II – 1915 – 1925 Payot 1965
4. Sigmund Freud Caractère et érotisme anal In Névrose psychose et perversion Puf 1973
5. Dominique Laporte Histoire de la merde Christian Bourgois 1978
6. Dominique Laporte op cit
7. Jacques Lacan L’angoisse Editions de l’ALI
8. Sigmund Freud Introduction à la psychanalyse Petite bibliothèque Payot 1971
9. Norbert Bon Animalus horribilis, une pulsion détestée In Le journal des psychologues n°269 - 2009
10. Pierre Louÿs Trois filles et leur mère La musardine 1998
11. Sigmund Freud Op cit
12. Sigmund Freud Le malaise dans la culture Quadrige PUF 1995
13.Paul Eluard Les petits justes Cité in D. Laporte op cit
14. Jacques Lacan L’étourdit Silicet 1973
15. Sigmund Freud Trois essais sur la théorie de la sexualité Folio Essais 1962
16. Jacques Lacan L’angoisse Op cit
17. Karl Abraham Œuvres complètes II Op cit
18. Sigmund Freud L’homme aux loups In cinq psychanalyses PUF 1954
19.Sigmund Freud Trois essais sur la théorie de la sexualité Op cit
20. Jacques Lacan L’angoisse Op cit