Ah, vieillir ? C’est pas joli, joli, ça, pour les enfants, c’est même
un peu dégoûtant… Mais quelle(s) signification(s) cela peut-il bien
avoir pour eux ? Je vais essayer de vous rapporter les enseignements
tirés de ma clinique à ce sujet, pour aborder ensuite ce dans quoi
s’inscrit cette thématique du vieillir pour les enfants et les
adolescents, c’est à dire les questions plus générales du temps et de
la temporalité chez eux.
L’entrée sur ces questions se fait volontiers avec ce qu’ils peuvent
dire de leur anniversaire, comme de celui de leurs proches. En général,
les enfants et les adolescents attendent leur anniversaire avec
impatience, dans l’attente d’un double gain, un produit de
l’anticipation des cadeaux et de l’idée d’augmenter significativement
et quantitativement leur poids et leur valeur en âge, en nombre
d’années. Mais d’autres vomissent la veille de leur anniversaire, ou
refusent de le fêter. On peut penser qu’ils vivent autrement cette
scansion, pour des raisons très diverses. Ces raisons vont de la grande
difficulté à l’égard de tout changement dans la psychose ou les
manifestations autistiques à la perception précoce d’une certaine
irréversibilité du temps ou en tous cas à la perception du temps comme
un Ordre indépassable, ce qui fait dire à des enfants : «Tu as pas le
choix, tu dois grandir, c’est comme ça », avec la perte conséquente de
liberté que cela implique.
.
Qu’y a-t-il à perdre, qu’y a-t-il à gagner dans ce temps qui passe et
se marque particulièrement dans ses échéances annuelles ? On voit bien
que cette question ne les laisse pas indifférents, cette question
tissée de leur représentation du temps, question liée à la temporalité,
à l’advenue de leur histoire, au regard de leurs parents. Au regard de
leurs parents, c’est à dire tout autant le regard que portent leurs
parents sur le fait de voir leur enfant grandir et le regard que
portent les enfants sur l’âge des adultes, ou comment ils perçoivent le
statut d’« adulte », « celui qui a grandi » (et non pas, comme je l’ai
vu récemment, « celui qui est au bout du chemin, ad ultima » !).
Il en va aussi, et surtout, pour eux de la possibilité de se
temporaliser autour de l’inscription d’une perte, travaillée autour de
la permanence et du changement, de la séparation, de l’inscription de
ce qui fait différence, de ce qui fait un écart différentiel de soi à
soi dans le fait de grandir, un écart différentiel de soi à l’autre
dans la différence des générations.
L’expression de leurs questions varie évidemment selon leur âge et
selon leur recours au refoulement. C’est justement ce qui en fait un
témoignage pour moi très précis de leur subjectivation, au point de
donner pour titre « La temporalité, miroir du sujet » à une de mes
interventions sur ce thème.
Alors, vieillir, qu’est-ce à dire pour eux ?
Il y a vieilli et grandir :
Vieillir, ce n’est pas du tout la même chose que grandir ; les deux
termes semblent le plus souvent plutôt disjoints chez les enfants, sans
lien immédiat de l’un avec l’autre. On verra que, lorsque ces deux
termes en viennent à être liés, il advient alors comme une implication
personnelle problématique dans le fait de grandir : cela fait vieillir
la génération précédente et confronte à la rivalité meurtrière entre
générations, aux vœux de mort. Avant cela, vieillir ne les concerne
pas, ni directement, ni indirectement; vieillir, c’est quand on a fini
de grandir, c’est hors champ, il y a une césure franche, une altérité
radicale entre les générations qui ne sont pas situées dans une
continuité ordonnée par un ordre logique de succession, ce qui revient
à dire que, pour eux personnellement, vieillir, c’est pour jamais.
Vieillir, c’est la mise en tension d’un avenir marqué par le déclin,
quand grandir, pour la majorité des enfants, se vit à l’inverse dans
une tension vers un avenir plein de promesses. Vous savez bien que «
Quel âge as-tu ? » fait partie des questions inaugurales quasi
essentielles de la rencontre d’un adulte avec un enfant. Ils en tirent
les conséquences qui s’imposent : l’âge, ça compte beaucoup ! Le nombre
d’années n’est pas encore à dissimuler à la baisse ; il n’est pas
question non plus de « faire plus jeune que son âge », sauf quand ils
en espèrent quelques bénéfices et qu’ils souhaitent dans ce but « faire
le bébé », comme on dit, dans leur relation avec les adultes… Dans la
rencontre entre enfants, la question « T’as quel âge ?» a aussi toute
son importance mais elle compte dans une comparaison avec ce qui est
comparable pour eux ; il y a des seuils au-delà desquels c’est
véritablement incommensurable, dans les limites de la possibilité
d’identification à l’autre, comme Lacan nous l’indique dans Les
complexes familiaux. L’étendue de cette comparaison va croître avec les
années. C’est toujours intéressant de noter si les enfants peuvent
donner l’âge de leurs frères et sœurs et, là, surtout celui de leurs
cousins éventuellement « séparés » d’eux par des décalages d’âge.
Par exemple, à 5 ans, 15 ans est incomparable. Au point qu’à cet âge de
5 ans, un petit garçon demandait si son frère, pas son demi frère, je
le précise car les choses sont plus troublées dans les familles
recomposées, ce petit garçon demandait donc si son frère de 15 ans
était un enfant ou un adulte. Il n’arrivait pas à le compter comme un «
frère » dans le sens d’un « objet de même nature », ou dans le sens de
sa racine indoeuropéenne d’appartenir à la même génération, la
génération étant alors l’ensemble d’individus engendrés à la même
époque et ayant à peu près le même âge. (génération dans le sens «
d’espace de temps correspondant à l’intervalle séparant chacun des
degrés d’une filiation »).
Un autre exemple, celui de l’âge de leurs parents et du calcul de la
différence d’âge entre eux et leurs parents. Les réponses aux questions
concernant l’âge de leurs parents et, au-delà, de leurs grands parents,
réservent des surprises magnifiques. Quant aux questions concernant la
différence d’âge, c’est une toute autre affaire ; les réponses à ces
questions sont très souvent sources de perplexité pour moi, alors que
je ne les pose pas avant que l’enfant ait déjà un certain âge, ce qui
est déjà une indication de ce qui doit être « réfléchi » pour cette
opération. Souvent, le mot même de « différence » ne fait pas sens car
il s’agit encore pour l’enfant d’une altérité incalculable parce
qu’incomparable, cette césure de l’altérité de l’adulte comme grand
Autre, à proprement parler. L’adulte est celui qui a fini de grandir ;
leur vieillir, leur vieillissement parallèle au fait que ces enfants
grandissent ne prend pas sens pour eux, quand bien même ils sont dans
ce mouvement de grandir et de changer. Je veux dire que les catégories
des adultes et des personnes âgées sont à la fois séparées et marquées
d’une certaine immuabilité, tandis qu’eux grandissent. Si grandir est
une valeur positive mathématisable, vieillir n’appartient pas à la même
marche du temps. Il faut du temps pour arriver à penser que dans 10
ans, leurs parents auront eux aussi 10 ans de plus. Cela demande
d’avoir fixé un point d’origine pour eux come pour les autres, d’avoir
intégré un temps linéaire et d’avoir compris qu’il est le même pour
tous. C’est ce qui fait qu’il faut faire le deuil de pouvoir rattraper
son grand frère par exemple…
Ainsi, longtemps,
Vieillir est un pur constat de dégradation, sans temporalisation :
Les enfants sont soit attentifs aux marques du vieillissement, soit ils
les ignorent superbement, ce qui revient à peu près au même me
semble-t-il. En général, ils s’inquiètent des rides, des taches de
vieillesse, des limites physiques imposées par l’âge. « Pourquoi tu
peux pas me porter ? Pourquoi tu as des creux, des marques sur le
visage ? ».
Ils ont souvent peur des personnes très âgées et ne souhaitent pas les
approcher. C’est une figure de l’étranger, et parfois une figure
menaçante. Regardez les images des sorcières, elles sont rarement
jeunes et belles. Les petits gnomes et autres représentations
maléfiques sont toutes ridées et grimaçantes. Quand les enfants sont
sans appréhension devant les personnes âgées, il y a quelque chose qui
ressemble à une façon de jouer à la poupée, comme si ces personnes
âgées avaient perdu toute puissance, comme si elles étaient du fait de
cette impuissance « revenues en enfance », dans une vulnérabilité sans
danger.
Cela peut aussi être une figure de la castration, ou de la privation,
voire d’une véritable amputation morcellante pour certains enfants plus
en peine avec le refoulement ; ceux-là ont des propos particulièrement
crus ou violents quand ils voient une marque quelconque d’entame chez
l’autre. Le vieillissement leur est insupportable, comme toute atteinte
de l’intégrité physique.
C’est le cas d’un enfant de 9 ans, souvent agité, provocateur, car très
anxieux ; il est dans une insécurité permanente, il faut qu’il vérifie
que les portes de leur appartement sont bien fermées chaque soir, il a
des difficultés d’endormissement etc. Et bien, s’il se reproche d’être
moche à cause de ses oreilles comme ci ou de son nez comme ça (alors
que c’est un très bel enfant regardé avec adoration par sa mère), il se
moque des enfants qui ont une disgrâce physique ; il arrive un jour à
sa séance en insultant violemment dans l’après coup un homme qu’il a
croisé dans la rue, torse nu et exhibant ainsi l’amputation de son
bras, dans un rejet massif de ce qu’il a « vu ». Il ne supporte pas non
plus quand je porte des lunettes, parce que « ça veut dire que c’est
pas normal ». Il est à noter que son père n’est pas tout jeune, et que
l’entame de la vieillesse ne se situe pas dans un entre deux mais
qu’elle est probablement vécue comme une menace de destruction
définitive.
Car Vieillir est proche de mourir :
Quand on interroge les enfants sur ce que « vieillir » veut dire pour
eux, très souvent la mort se profile dans leurs réponses : « On
vieillit et après on est mort », « Si t’es vieux, ça veut dire que tu
vas mourir ? ». Ils peuvent appréhender l’énigme angoissante de la fin,
de la mort, autour de cette notion du vieillissement, avec quelques
limites : « On meurt quand on est très, très, très vieux. Mes parents,
ils sont pas vieux ».
Ce n’est pas le cas des enfants dont les parents sont plus âgés que
ceux de leurs copains ; ils sont particulièrement confrontés à la
conjonction vieillir = mourir. L’instant de leur perception de la
différence entre leurs parents et ceux des autres est souvent un temps
dont ils se souviennent, un évènement qui a créé un avant et un après
pour eux. Ce moment survient souvent après une question d’un copain, «
C’est ton grand père ? C’est ta grand-mère ? ». Leur regard sur leurs
parents en est définitivement changé. L’entame de la toute puissance
des adultes en est redoublée, risquant de tout emporter avec elle. « Si
mes parents sont plus âgés, ils vont mourir en premier ». Il en devient
parfois difficile d’accéder à une conflictualité avec ces parents qu’il
faut alors protéger, et protéger entre autres de sa colère et des vœux
de mort qui y sont liés. Jean Bergès utilisait volontiers l’expression
« en vouloir à mort » ; je m’en suis emparée ; c’est une expression
bienvenue pour évoquer les enjeux fantasmatiques de l’agressivité et
les apprivoiser en les rendant plus inoffensifs. Comme le disait le Dr
Bourdier, ce n’est pas pareil d’en « vouloir à mort » à son père et de
le retrouver en train de tailler tranquillement ses rosiers plutôt que
d’apprendre qu’un infarctus vient de le terrasser.
Il n’y a pas que l’âge des parents qui suscite cela ; leur maladie
physique est ressentie avec les mêmes enjeux anxieux. Il y a là aussi
une inversion des rôles générationnels de protection envers l’autre.
Pour tous les enfants qui s’inscrivent dans le temps vient le moment où
la différence des générations est comprise comme une différence, c’est
à dire que les générations successives sont comparables car de même
nature au regard de la marche du temps. La perception d’un flux
temporel identique pour tous et l’acquisition de la notion
d’irréversibilité absolue de ce flux temporel change profondément le
regard. Vieillir devient une perception du temps qui passe. La
perspective du « grandir » vient actualiser des craintes de séparation
et on entend ces enfants protester à cette idée : « Moi, je resterai
toujours avec mes parents ».
La perspective de grandir se conjoint parallèlement à celle du
vieillissement de l’autre, du parent. En quelque sorte, Grandir, c’est
faire vieillir ses parents donc, possiblement, les faire mourir. « Je
ne veux pas grandir, je ne veux pas que mes parents vieillissent, ils
vont mourir ». Les angoisses de mort recouvrent souvent la
représentation du vieillissement, ou inversement. C’est
particulièrement aigu à l’adolescence. Les vœux de mort inconscients,
la scène imaginaire de cette rivalité meurtrière entre générations,
infiltrent le tableau clinique.
Le fil de mon propos va reprendre mon argument, un peu abrupt, pour ces
journées, en tentant de le déplier davantage.
Le Temps est une variable discutable quant à son réel et à sa fonction
dans d'autres échelles que celle de l'humain. Pour autant, le temps
humain fait référence dans la mesure de nos vies, qu'elles soient
tristement chronométrées ou subjectivement vécues. À preuve les
multiples déclinaisons et le risque de confusion dont le temps est
l'objet, particulièrement quand il se voit institué comme l'instrument
de pouvoir par excellence. J’ai souhaité inscrire le temps humain, avec
un petit l et un petit t, dans Le Temps, avec des majuscules, c’est une
autre échelle temporelle que la nôtre ; ceci pour vous rendre sensible
le fait que ce que nous appelons temps est une fabrique à hauteur de
nos vies, que ce n’est pas donné aux bébés à leur naissance, qu’il faut
le temps de l’adolescence pour penser ce temps humain dans son
irréversibilité définitive et que, de surcroît, en fonction de sa
structuration psychologique, le temps se vit et se pense fort
différemment. Le Temps, avec un grand L et un grand T, lui, on ne sait
même pas s’il existe, on ne connaît pas sa consistance. C’est un
impossible à appréhender, un Réel énigmatique. Il semble plus juste de
parler des fonctions du temps que du temps lui-même.
L’anthropocentrisme humain fait « le temps » à son image comme, tout
autant, ce temps, avec un petit t, fonde, fait fondation à l’humain et
à sa subjectivité mais avec une dimension inhérente de leurre au regard
de ce qu’est Le Temps avec ses majuscules. Les représentations du temps
peuvent se superposer à l’évolution de la perspective et la place qui
occupe l’évolution du regard de l’homme sur lui-même. Notre
représentation d’un temps linéaire avec un début, une fin, des
évènements qui marquent des discontinuités et séparent passé et futur,
cette représentation du temps linéaire n’est pas commune à toutes les
civilisations de la Terre. Elle est assez récente et est attribuée au
judéo-christianisme. Si, par exemple, vous lisez Do kamo de Maurice
Leenhardt, vous verrez que certaines civilisations ont longtemps vécu
dans le temps cyclique. Certaines en portent encore la marque
grammaticale dans l’absence de déclinaisons des temps verbaux, comme en
chinois. Le temps cyclique, c’est le retour éternel du même, sans avant
ni après, sans fin, un « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se
transforme ». (Lavoisier avec sa conservation des masses reprenait une
citation d’Anaxagore « Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà
existantes se combinent puis se séparent de nouveau »).
Penser le temps dans sa linéarité offre l’appui d’une perspective
réfléchissante et « historicisante » sur soi-même et dans sa relation à
l’autre ; cela donne un sens à nos vies, une direction et une
signification, éventuellement insensée au regard de la mort. Un jeune
adulte, au regard de la perte définitive que représente la mort, en
vient à annuler tout ce qui peut la précéder dans un futur antérieur
où, donc, « rien n’aura existé ».
Dans la foncière discontinuité de "notre" temps, comment l'enfant
parviendra-t-il à se représenter dans et par « le temps »? Le continuum
temporel alors gagné par delà son statut d'opérateur de perte viendra
alors faire témoin de sa division subjective, dans tout son paradoxe.
C’est ainsi que « qui perd gagne dans sa fabrique du temps ».
C'est l'enjeu majeur de notre accession à une temporalité au stade du
miroir. Liant l'hétérogénéité des registres RSI, le temps (et non pas
Le Temps) permet que se noue la pure discontinuité temporelle et la
continuité subjective. Dans un exercice d'équilibriste, le sujet trouve
à y loger sa place singulière, là où précisément peut se constituer une
maille que seul cette temporalité peut lui offrir. Il y trouve à penser
le changement dans une continuité d’existence.
Pour le mieux, l’enfant-sujet peut progressivement se voir grandir.
Ce n’est pas sans une ambivalence certaine. Son désir d’autonomie, pour
atteindre et renverser la puissance comme la liberté d’agir prêtées à
ces adultes qui font la pluie et le beau temps, doit faire le deuil
d’un passé, sans responsabilité de sujet, où il jouissait de se croire
l’objet du désir de sa mère.
Aux prises avec la discontinuité du temps, sa perception parallèle du
vieillissement de ses parents ne va pas sans la crainte de les voir
mourir par le seul fait qu’il avance en âge, une façon de ne pas se
sentir totalement impuissant face au cours du temps. Le temps fait
ainsi office de Loi pour lui et nous offre le service d’un autre Nom du
Père.
Il est judicieux, dans notre pratique avec les enfants et les
adolescents, de mettre en jeu l’écart ouvert par la temporalisation. À
l’heure actuelle où les repères offerts par les différences
s’estompent, l’écart temporel permet toujours d’inscrire chacun à sa
place dans l’écart de soi à soi, dans l’écart des générations, et dans
l’écart vis à vis d’un tout-imaginaire du temps, bénéfice de la perte
conséquente qu’implique le temps humain. Le temps pour grandir ne va
pas sans le temps pour vieillir.
1. Psychiatre, psychanalyste, membre de l’ ALI, membre de l’ Ecole de Psychanalyse de l’Enfant de Paris.