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Comment ne pas devenir des petits vieux ?

Charles MELMAN1

Je remercie vivement le Professeur Jacques Touchon de m'avoir invité pour que je m'entretienne avec vous et après lui de cette affection, de ce problème. Vous verrez de quelle manière je viens m'inscrire dans ses propos et en particulier dans ses conclusions… quoique, il y a toujours un couac quelque part, quoique de façon différente.

Je commencerai par une brève histoire. II y a un certain nombre de décennies, j'étais jeune interne dans un service de pédiatrie tenu par Madame Aubry, Jenny Aubry. Je ne connaissais rien du tout, je ne savais pas que la psychanalyse pouvait exister et j'assistais chaque semaine à l'arrivée de deux autres magiciennes ou sorcières, comme on voudra, qui étaient Dolto et Mannoni. J'étais complètement éberlué, sceptique, incrédule sur ce qu'elles pouvaient bien fabriquer et raconter avec ces dessins d'enfants, ces productions plastiques, leurs jeux. A l'époque, Jenny Aubry avait décrit une maladie nouvelle qui s'appelait l'hospitalisme, elle racontait comment les nourrissons, les bébés, les jeunes enfants lorsqu'ils étaient amenés à rester pendant de longues semaines à l'hôpital présentaient de façon organiquement inexplicable, une étonnante régression, non seulement un arrêt de développement, mais une régression du développement psychomoteur qui pouvait laisser des cicatrices irréparables . C'était une description d’autant plus étonnante qu'elle rencontrait le scepticisme généralisé et les critiques humoristiques de la communauté médicale. Je crois que nous reconnaîtrons facilement qu'aujourd'hui ce tout te monde sait, cinquante ans plus tard, puisque c'était il y a tout bonnement cinquante ans, que lorsqu'un nourrisson est à l'hôpital, il convient que ses échanges, en particulier avec sa mère, puissent être conservés, puissent être maintenus, c'est essentiel non seulement à sa guérison mais également au souci d'éviter l'arrêt du développement psychomoteur.

Je vous raconte celle brève histoire pour vous dire que malheureusement, concernant nos vieux, hélas, il n'y a pas de cœur de mère comme il y en avait pour ces bébés, car bien entendu, au-delà de leurs talents, elles étaient aussi et peut-être d'abord, des mères, il n'y a pas de cœur de mère pour qu'on rende compte du fait que notre culture donne à nos vieux cette place, cette mise à l'écart, cette façon de les désaffecter de l'ensemble des échanges qu'ils pouvaient avoir jusqu'ici avec l'environnement. Cette façon que nous avons dans notre culture de les traiter ne peut manquer d'avoir des conséquences organiques. De même que vous observez des atrophies musculaires dès lors qu'un membre est hors d'usage, vous me permettrez cette comparaison, le cerveau est bien sûr un tissu, un muscle, si j'ose dire, en tout cas un tissu comme un autre, et la façon que nous avons de le débrancher à partir d'un certain âge de tout ce qui constitue la vie est un message qui lui est adressé annonçant sa mort psychique.

Je crois que nous ne pouvons pas oublier que la vieillesse, qui a certes ses expressions organiques, est avant tout marquée par les conditions culturelles qui lui sont faites. Il y a des cultures que vous pouvez évoquer, et nous les connaissons parfaitement, nous voyageons tout la temps, aussi bien la chinoise que l'africaine où la vieillesse constitue non pas un déficit mais constitue bien au contraire l'occasion de valoir un respect supplémentaire, une autorité supplémentaire voire la reconnaissance d'une sagesse supplémentaire Je vous promets, je vous garantis que dans ces conditions-là cette maladie qui fait des ravages dans les pays occidentaux, devient d'une rareté tout à fait remarquable.

Le point de vue métapsychologique plus seulement sociologique mais métapsychologique que nous pouvons honorablement suivre dès lors que l'on s'intéresse à Freud, - on n'a pas besoin d'être psychanalyste pour cela, - nous rappelle que bien entendu la vie sexuelle est au centre du dynamisme et des conflits psychiques, donc de la vie tout simplement. Dès lors justement l’organisme va donner les moyens au désir ; le désir peut éventuellement avoir été préservé, avoir été maintenu ; mais si l'organisme à cet égard s'avère défaillant ; il est bien clair que des conséquences vont s'en produire et parmi lesquelles je me permettrais d'en interpréter pour nous une qui est justement ce trait premier de la maladie d'Alzheimer, c’est-à-dire l'atteinte de la mémoire de fixation.

Car ce que pourrait nous montrer l'atteinte privilégiée, initiale, inaugurale de la mémoire de fixation, c'est que sa physiologie n'est pas innocente. Si nous conservons dans la chaîne mémorisée une succession d'évènements sinon de mots, c'est qu'ils viennent s'inscrire dans une intentionnalité et une finalité qui est ordinairement celle que met en place l'accomplissement d'un désir, la possibilité de l’accomplissement de ce désir. Mais à partir du moment où vous vous trouvez dans la situation ou vous êtes amené à estimer que cet accomplissement n'est plus votre affaire, vous pouvez concevoir comment du même coup, un désinvestissement peut se produire à l'égard de cette chaîne, jusque-là mémorisée, d'évènements qui ne vous mènent plus nulle part, qui ne mènent à rien. Je dirai donc qu'il ne serait pas à mon sens absurde que la question de la mémoire de fixation, en tant qu'on sait que les circuits sont différents de celle d'évocation, que l'Alzheimer peut parfaitement et pendant très longtemps maintenir, puisse justement nous éclairer pour maintenir un mode de recherche particulier, original sur les modalités de la mémoire de fixation.

Quand savez-vous que vous êtes vieux ? Parce que vous ne le savez pas forcément ! Chacun de nous a la faiblesse de s'arrêter à un certain âge psychique, c'est comme ça ! Il y en a parmi nous qui ont cinq ans, ça vous fait sourire ! Eh-bien, Lacan quand on lui demandait quel est son âge, il vous répondait : « moi j'ai cinq ans ». Il estimait que le monde en tant qu'organisé par le fantasme, c'est-à dire par le désir, s'était fixé, s'était arrêté pour lui à l'âge de cinq ans. Peu importe, c'est une digression.
Mais pour un homme ? Vous savez que vous êtes vieux quand, par exemple, vous entrez chez une fleuriste, que vous portez sur cette charmante jeune femme, au milieu de ses fleurs, un regard admiratif, et qu'en réponse vous avez non plus une acceptation aimable, voire même un regard complice, mais un regard gêné, comme si, avec le décalage bien sûr des âges, cette audace qui n'en était pas une, qui était un compliment, était devenue déplacée. Je ne vous donne ce petit index que pour vous faire remarquer combien il est révélateur de la façon dont socialement nous estimons que celui qui n'est plus en mesure de participer aux échanges est déplacé, autrement dit il embarrasse, il encombre. Il est certain qu'aujourd'hui la personne à partir d'un certain âge a perdu son statut social, qu'elle ne relève plus des échanges sociaux, qu'elle a perdu son statut familial parce que la famille ne respecte plus l'ancêtre, qu'elle a perdu son statut conjugal. Cet homme peut avoir des petits enfants mais cet homme ou cette femme en tant que père ou que mère se trouve dépassé, contrarié et l'on voit bien de quelle manière il est désaffecté de l’ensemble de la vie.

On juge systématiquement son état en termes de déficit mais la vieillesse, il se trouve que ça peut aussi et pour des raisons très précises, nous rendre intelligents. Ce qui est bizarre, c'est qu'on ne relève jamais ce point. Pourquoi ? Mais là aussi pour des conséquences qui se déduisent clairement, c'est que la sexualité implique une forme d'arrêt dogmatique de la pensée, vous y êtes obligés, le chemin de la sexualité passe par un certain nombre de choix, un certain nombre de limites, une fixation définitive, c'est pourquoi Lacan disait qu'il avait cinq ans, une détermination qui fait que vous manquez totalement de souplesse pour entendre ce qui viendrait déranger votre organisation dans la sexualité. Ce qui fait que de vous en trouver justement détachés, comme c'est le cas supposé du vieux ou de la vieille, autorise, incite l'intelligence, ce qui a été dans l'histoire parfaitement reconnue et identifiée comme telle. Le fait qu'on ait pu attribuer de la sagesse aux anciens ce n'est pas seulement pour le respect d'ordre culturel que j'évoquais tout à l'heure ; je peux vous dire, pour avoir suivi là-dessus le parcours de Lacan par exemple, je peux vous décrire le moment où lui ont été possibles les conceptualisations dont on comprend bien comment elles n'étaient pas possibles, comment elles n'étaient pas permises quelques années plus tôt. Alors on me dira : « oui mais dans ce cas-là qu'est-ce qu'elles valent ? » Ça reste une question.

Dans notre culture, nous assistons dans notre traitement des vieux à ce qu'on pourrait très bien appeler le triomphe de l’Œdipe. On va les prendre par la main, on va les aider, on est gentil avec eux, on va les secourir, on est humain. On va les aider à s'habiller, on va leur faciliter la vie, bref, en tout cas, on va les infantiliser pour de bon. C'est un trait de notre culture et c'est un trait qui apparaitra d'autant plus qu'il va soulever des problèmes économiques redoutables que Jacques Touchon évoquaient parmi d'autres tout à l'heure. Il va falloir trouver des solutions parce que ça va poser des problèmes économiques ; alors qu'on voit très bien de quelle manière ce type, même pas de progrès, mais ce type d'objectivité qui ferait que les dégénérescences observées au microscope et par la chimie dans le cerveau avec le vieillissement peuvent éminemment avoir des origines justement fonctionnelles c'est-à-dire être liées au déficit de mise en fonction. A l'égal de tout tissu, tous réagissent de la même manière, pourquoi le tissu cérébral réagirait-il d'une façon différente ? Donc il est possible non seulement de prévenir mais de permettre à une fraction non négligeable de la population, qui va aller en s'accroissant, de maintenir une activité, de contribuer aux échanges y compris économiques, culturels et sociaux ; d'y contribuer et aussi de maintenir une activité qui ne soit pas seulement de suivre, comme j'ai pu le lire, le conseil de lire le journal et de jouer aux échecs ou au jeu de dames bien sûr, ceci est l'équivalent du jardin d'enfants.

Donc, il y a un petit clic à opérer, à l'égal de celui que les trois magiciennes ou les trois sorcières, que j'évoquais tout à l'heure dans ma petite histoire, ont pu opérer avec les nourrissons. Comment s'est-il fait qu'il eût fallu une intervention ? Pourtant cela paraissait évident à quiconque et ça n'avait pas été vu jusqu'à ce qu'il y ait des aventurières pour déranger les modes de penser établis et faire ce qui est maintenant dans l'ordre des choses. Il n'est pas impossible que ce que j'évoque aujourd'hui depuis ce lieu qui s'est fait remarquer dans l'histoire de la médecine de la façon que l'on sait, il n'est pas impossible qu'une révision de nos conceptions s'opère dont les résultats - et je ne gagne pas toujours tous mes paris mais il en est néanmoins certains, ou je sais, que c'est gagnant et gagnant pour tout le monde, où il n'y a pas de perdants - transforment nos modes, nos habitus pour la santé et pour l’économie de tous et j'imagine aussi que dans un certain nombre de mois, d'années, tout ceci paraitra parfaitement normal.

Peut-être encore une conclusion, une remarque. Pour ceux d'entre vous qui vous intéressez à l'enseignement de la psychanalyse, vous savez que l'on ne peut s'adresser à autrui que dans le cadre d'un discours, c'est-à-dire dans ce qui fait lien social, qu'on ne peut pas s'adresser à autrui dans ce qui serait une liberté réciproque, une fantaisie réciproque, chacun vient prendre une place, sa place dans un certain nombre de discours que Lacan a disposé au nombre de quatre, où le nombre de places que vous pouvez occuper est restreint, fixe. Je ne vais pas vous les détailler. Simplement, je voudrais vous faire remarquer que dans ces discours le vieux n'y a plus aucune place, que plus aucune place ne peut lui être reconnue, ni dans une position maîtresse, de commandement, « R. nous embête celui-là, il nous casse la tête avec ses vieilles histoires, il radote », ni dans la place où l'on pourrait venir satisfaire un désir, il n'a plus de place dans le discours. Ça veut dire qu'à partir de ce moment-là, il est éliminé effectivement. Il n'y a plus de lieu d'où il puisse parler. Qu'est-ce que ça fait à quelqu'un ? Posons-nous la question à partir de lui. Qu'est-ce que ça fait à quelqu'un de ne plus avoir de lieu d'où il puisse exercer une parole ?

C'est pour cette raison que je disais que nous pouvons souhaiter qu'à ce message que nous lui adressons, c'est-à-dire à celui de mort psychique, puisse venir se substituer une place, d'une façon ou d'une autre. Il ne s'agit pas de venir emprunter les traits d'une autre culture, tout ça c'est de la plaisanterie, ça n'existe pas. A l'intérieur de la nôtre, nous avons toute l'argumentation qui convient pour que ce qui se passe là soit observé, soit analysé et que les conclusions puissent en être favorablement tirées. J'ai le sentiment qu'à partir de cet instant, chacun, que ce soit le soignant ou le soigné, chacun viendra effectivement remplir pleinement sa fonction.

Je ne vous embête pas davantage et je vous remercie pour votre attention.

Etienne Cuénant : Pour mettre un peu de polémique dans l'affaire, autrement ce n'est pas drôle. C'est l'histoire du sage qui est intéressante parce que le sage c'est celui qui a abdiqué sa volonté de puissance, il semble que le sage aujourd'hui ne puisse plus exister. Le sage c'est celui qui prend la parole, mais aujourd'hui la prise de parole est passée de la volonté de puissance à la volonté de pouvoir. C'est celui qui a la parole qui a le pouvoir. Donc le sage est dans la même compétition que tous les autres c'est-à-dire que s'il prend la parole, il prend la place d'un autre et donc, comme il est plus âgé que les autres et que les gens dynamiques veulent gagner leur place, il n'y a plus de place et il n'y a plus de parole de vieux parce que ce sont les gens dynamiques qui s'accaparent la parole C'est pour ça qu'on ne donne plus la parole aux vieux parce que la parole est un champ de pouvoir.

Charles Melman : Oui mais la parole a toujours été un champ de pouvoir, donc le problème ce n'est pas de refuser ou de dénier la parole. Le sage c'est celui qui simplement sait la relativiser, celui qui ne se confond pas avec cette place, donc on peut parfaitement dire ça. Et puisque nous avons évoqué comme argument ces ancêtres que furent les Grecs, ce qui est spécifié sur Socrate, le sage, c'est que sa dame manifestement il n'en avait plus rien à faire puisqu'elle lui cassait les pieds et que par ailleurs il était d'une tempérance, on va appeler ça comme ça, tout à fait remarquable ; ce n'étaient pas les désirs qui emportaient son jugement, ce n'était pas dans la fougue. Voilà des traits qui ne sont pas indifférents, qui ne sont pas quelconques justement pour spécifier le sage. Autrement dit, ce n'est pas en fonction de sa petite mécanique personnelle qu'il va intervenir mais c’est avec une place qui lui permet de regarder tout cela, y compris sa mécanique personnelle, avec un léger retrait.

Jacques Touchon : Est-ce qu'on ne peut pas considérer le sage comme quelqu'un pour lequel la société dit dans le champ de l'action « votre ticket n'est plus valable » ? Et donc comme tu l'as dit en faisant référence à Nietzsche, le sage c'est celui qui a abdiqué sa volonté de pouvoir, mais personne n'abdique sa volonté de pouvoir, jamais jusqu'au bout. Par contre ce qui se passe c'est que la société peut nous imposer des positions de retrait au delà de cette limite, il n'y a plus d'inscription de pouvoir ou de puissance dans les circuits économiques, politiques et donc là on peut tenir une position de sage. Moi c’est comme ça que je l'entends et ce que vous évoquez c'est que moins la puissance perturbante est là pour tout provoquer, plus on peut être sage.
Charles Melman : C'est en tout cas de la sorte que c'était admis, on ne réagit pas par fougue, on va dire ça métaphoriquement comme ça.
Jacques Touchon - On pourrait dire pour utiliser une autre métaphore que la sagesse est corrélée inversement au taux de dopamine .
Charles Melman - J'adore le mot.

Bob Salzmann - Jacques, je voulais savoir qu'elle est ta réaction par rapport à la mémoire de fixation telle qu'elle a été proposée par Charles Melman, quelles ont été les choses qui te sont venues?
Jacques Touchon - Ma réflexion est que... .- comme toujours je vais reprendre le thème : quand vous voulez faire comprendre à quelqu'un qu'il a tort, vous commencez par lui dire de quelle façon il a raison - alors de quelle façon avez-vous raison? Il y a effectivement une mémoire particulièrement fragile et précocement atteinte qu'on appelle autrement mais qui correspond à ce que vous avez appelé une mémoire de fixation. Il y a la possibilité de fabriquer du souvenir. Cette possibilité de fabriquer du souvenir, c'est vraiment la carte de visite du trouble de mémoire au début de la maladie, c'est cette possibilité de fabriquer du souvenir. Par contre la récupération du souvenir, surtout en référence à quelque chose qui s'est passé récemment, est aussi profondément altérée dans l'Alzheimer particulièrement au début, ce qui le désarçonne complètement et le met hors circuit.

X : Question par rapport à la culture
Jacques Tauchon - Je vais répondre par une histoire que m'a racontée mon fils. Dans sa classe il y avait un noir, un petit garçon noir que par amitié ses copains appelaient Galac, Galac c'est du chocolat blanc. La maîtresse un jour, il était tout petit, a demandé aux enfants de se décrire et ce Galac en se décrivant a dit « je suis blanc, j'ai des cheveux blonds ». Ce qui fait la négritude de ces enfants, c'est le regard de l'autre. Ce qui fait l’Alzheimer, c'est le regard de l'autre. Parce que dans certaines sociétés, qui ont conservé - mais là c'est extrêmement fragile et je vais vous dire pourquoi, - cette espèce de grande tolérance et de respect puisqu'on y voit dans l'absolu une intervention divine, on voit dans la déviance de la norme, dans l'anormal, une manifestation divine, il y a une très grande tolérance par rapport à ces hommes déviants. L'Alzheimer est intégré dans ce type de culture comme un déviant mais la richesse de l'homme déviant est toujours acceptée. Donc, il n'y est pas stigmatisé comme Alzheimer. Par contre ce que l'on voit de plus en plus, on a un couple d'amis qui est parti au Laos pour s'occuper des laotiens vieillissants, et j'ai eu plusieurs demandes de missions pour le Maghreb pour s'occuper des maghrébins vieillissants parce qu'au Maghreb comme ailleurs la globalisation, la mondialisation fait que le tissu familial est en train de se dissocier. Ce n'est pas comparable à nous mais quand même, l'acceptation de la déviance que ce soit dû à la folie ou que ce soit dû au vieillissement, est de moins en moins, forte et donc apparaît la stigmatisation en tant qu'Alzheimer. Là je crois qu'on va voir dans les pays en voie de développement tels que les pays maghrébins le même type de problématique que dans les pays d'Europe occidentale mais avec un retard bien sûr de quelques dizaines d'années.

Y : (Question inaudible)
Jacques Touchon - Alors là je vais essayer de ne pas avoir une réponse violente, je vais essayer aussi de ne pas me dévaloriser. Pourquoi est-ce que je vais simplement traiter de la deuxième façon de modifier mon comportement, essayer de ne pas me dévaloriser ? Parce qu'il me semblait que tout mon propos permettait de dire : « Attention il y a deux catégories différentes : celle du vieillissement qui est de l'ordre du physiologique et celle de la maladie d'Alzheimer qui est de l'ordre du pathologique. On a trop tendance à faire une équation vieux égale Alzheimer, vieux égale pathologie et c'est pour ça que j'évoquais que nous avons à inventer dans notre culture, au moment actuel, parce que la culture est quelque chose de vivant donc qui bouge, nous avons à inventer ce que pourrait être l'acceptation du style nouveau qu'impose le vieillissement au sujet.

Z : (Question inaudible)
Charles Melman : Il y a des gens qui ont vécu toute leur existence laborieuse, dans l'idée qu'ils n'ont pas réalisé ce qu'ils auraient voulu ou pu faire et qui souvent se trouvent arrêtés alors qu'ils sont en pleine force physique et intellectuelle, j'imagine très bien que ce puisse être un moment, - ce sont des problèmes d'évaluation culturelle - ce puisse être un moment où effectivement on commence autre chose. Mais voilà un partage qui est complètement étranger à notre façon de penser, il y a des types qui ont une vocation, collectionner des papillons pourquoi pas, ou bien d'autres choses plus manuelles, plus productives on voit alors très bien de quelle façon se ferait un accès à une nouvelle tranche d'existence. Ceci étant vous avez raison sur le point qui à mon idée reste inexplicable dans l'état actuel de nos recherches anatomiques, neuroanatomiques, c'est qu'on s'accorde pour dire que ceux qui ont eu une forte formation intellectuelle ont beaucoup plus de chance d'échapper à la folie. Il faudrait dire pourquoi ont-ils pris un tel entrainement ?

Jacques Touchon : Je voudrais vous raconter une histoire de nonnes. Mais d'abord, je voudrais faire une référence plutôt protestante pour répondre à la question et compléter la vôtre. Le problème, c'est qu'il y a une parabole dans les évangiles qui me paraît importante parce qu'elle a structuré en partie mon action au cours de ma vie, c'est la parabole des talents . Le talent c'est une monnaie, mais enfin on peut l'entendre comme un talent. C'est un maître qui s'en va pendant un temps limité, il va revenir, il donne à chacun de ses employés un talent. L'un l'enferme, l'autre le dilapide, le troisième le fait fructifier. Chacun au départ avait un talent et le maître à son retour reconnait non pas celui qui l'a enfermé mais reconnait simplement celui qui l’a fait fructifier. Donc, quelles que soient les qualités que nous avons au départ, on n'y peut rien, on a des qualités manuelles, relationnelles, intellectuelles, pour faire simple, ces qualités, il faut savoir les utiliser, on a l'opportunité de les utiliser, on saisit ou on ne saisit pas cette opportunité voilà une petite remarque.
Remarque sur les nonnes. Cette étude des nonnes a bouleversé nos idées en matière de fonctionnement cérébral. Il y a quelques années une mère supérieure d'un couvent en Californie a décidé qu'elle-même ainsi que les autres sœurs devaient donner leur corps à la science et devenaient objets d'étude scientifique, donc ces sœurs ont été analysées dans leurs comportements, leurs performances intellectuelles, leur mode de vie, pendant toute leur vie jusqu'au décès. On pourrait dire que c'était de l'ordre de l'expérimentation animale, puisqu'elles vivaient toutes dans le même climat, avec le même rythme de vie, la même alimentation. II a été remarqué que les sœurs qui avaient prononcé leurs vœux à l'âge de vingt ans et qui avaient [ l’expression ] les vœux les plus riches sur les plans syntaxique, sémantique, culturel avaient un risque d'Alzheimer moindre, il été remarqué que les sœurs qui tout au long de leur vie monastique, avaient conservé une activité intellectuelle au sens commun du terme, une activité où le cerveau était mis en mouvement, ça pouvait être de gérer un jardin, ça pouvait être de gérer la lingerie du couvent, etc., mais qu'elles aient pris des responsabilités cognitives, celles-là étaient protégées. Et lorsqu'on a analysé le cerveau de ces sœurs, on a remarqué que des sœurs qui étaient cliniquement tout à fait « normales », qui avaient un comportement normal, un style relationnel et une souplesse relationnelle normale, un fonctionnement cognitif tout à fait normal avaient pourtant le cerveau bourré de lésions Alzheimer. Mais elles avaient pu tout au long de leur vie, et c'est ce que vous avez évoqué, développer des connexions entre neurones et fabriquer ainsi une réserve cérébrale. Il y a un temps où on disait « on a un nombre fini de neurones et qui ne bouge pas de toute la vie » mais on s'est rendu compte, il y a trois, quatre ans, que les neurones des structures hippocampiques, ce qui permet la fabrication des souvenirs, pouvaient se multiplier même longtemps après la naissance. Cette plasticité neuronale permet d'expliquer la constitution de réserve cérébrale.

Je donne un autre exempte, parce qu'il y en a plein qui consolident cette conception. Les Japonais ont quatre écritures. On a comparé des Japonais aux États-Unis qui avaient conservé ces quatre écritures, c'est très long à acquérir, jusqu’à l'Université, les japonais continuent d'apprendre à écrire - avec ceux qui n'avaient connu que l’écriture occidentale. Les japonais qui avaient appris, en plus de l'écriture occidentale, les trois écritures japonaises avaient une meilleure résistance contre l'Alzheimer et récupéraient plus vite après les accidents vasculaires cérébraux. Ceci va dans le sens de cette réserve cérébrale qui permet de préserver son capital.

Mais on a ce phénomène à tous les niveaux ! On sait très bien que lorsqu'on fait du sport jeune, on a un capital osseux qui va perdurer pendant toute l'existence, de la même façon que le capital musculaire, malgré la sarcopénie , va être moins amoindri si on a eu pendant les premières années une activité sportive importante. C'est pour ça que j'évoquais tout à l'heure la responsabilité de chacun par rapport à son cerveau.

ZZ : (Question inaudible)
Jacques Touchon - Alors cette question peut faire rire comme tout à l'heure quand Charles Melman évoquait l'hospitalisme ce qui faisait rire à l'époque. Cette question fait rire actuellement mais de moins en moins parce qu'on a la possibilité aujourd'hui d'explorer le cerveau du vivant du patient, sans que l'activité cognitive du sujet soit altérée et qu'il y a des tas d'expériences sur la méditation, sur la prière qui montrent que les parties du cerveau qui sont mobilisées et stimulées à ce moment-là sont assez spécifiques et sans qu'on revienne à la phrénologie de Gall disant qu'il y a le centre de la morale, qu'il y a le centre de..,etc., disons que ce sont des réseaux et que ce type d'activité n'est pas simplement de l'éther, c'est aussi du cerveau qui fonctionne.

K : Question sur l'action de l’Education Nationale qui pourrait faciliter dès le plus jeune âge la créativité, et la créativité des neurones par la même occasion.
Jacques Touchon - Je trouve qu'en particulier l'école maternelle a un impact extrêmement positif sur les enfants ; après, ça se dégrade fortement.

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1 Charles Melman, Médecin des Hôpitaux psychiatriques, psychanalyste, membre fondateur de l’Association Lacanienne internationale. Cette conférence fut donnée en 2009 à Montpellier à l’invitation du Professeur Jacques Touchon, neurologue.
Jenny Aubry, Enfance abandonnée, réed. Scarabée/Métaillé, Paris, 1983.
Mathieu, Evangile 25 14-30, Seuil, 1991.
Snowdon David, Aging with grace : The nun study and the science of oOld Age. Fourth Estate Lid 2008.
La sarcopénie est un syndrome gériatrique se caractérisant dans un premier temps par une diminution des capacités musculaires due à l'âge et qui en s’aggravant sera à l’origine d’une détérioration de la force musculaire et des performances physiques